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Bloch, Le Principe Espérance

Pourtant bon nombre de réfor­ma­teurs du monde étaient des para­noïaques ou mena­çaient de l’être, ce qui se com­prend dans une cer­taine mesure. La folie conçue comme relâ­che­ment favo­rable à l’irruption de l’inconscient, à la pos­ses­sion par l’inconscient, se mani­feste éga­le­ment dans le non-encore-conscient. Le para­noïaque est sou­vent un fai­seur de pro­jets et il existe par­fois entre les deux per­son­nages une cer­taine réci­pro­ci­té d’action. De telle sorte qu’un talent uto­pique peut glis­ser dans la para­noïa et va même jusqu’à céder volon­tai­re­ment au délire (cf. T.I., p. 116 sqq.). Un des plus grands uto­pistes, Fourier, nous en four­nit l’exemple ; chez cet auteur les visions d’avenir les plus sin­gu­lières côtoient une ana­lyse péné­trante des ten­dances exis­tantes ; et ces images sont rela­tives non pas à la socié­té mais à la nature, dans la mesure où elle est impli­quée dans notre ordre har­mo­nieux et civil, et pour ain­si dire accor­dée sur le même ton. Comme avance sur la libé­ra­tion sociale, Fourier ima­gine une cou­ronne boréale, c’est-à-dire un second soleil qui gra­ti­fie­ra les régions nor­diques d’une cha­leur anda­louse. Cette cou­ronne exhale un par­fum agréable, elle réchauffe et éclaire le monde et il s’en dégage un fluide qui des­sale la mer et lui donne un goût savou­reux de limo­nade. Harengs, cabillauds et huîtres se mul­ti­plient à n’en plus finir grâce au déca­lage de l’inclinaison incor­recte de l’axe ter­restre, tan­dis que les monstres marins sont anéan­tis. A leur place appa­raissent l’anti-requin, l’anti-baleine, toute une série d’êtres para­di­siaques bien­veillants « qui remorquent les navires là où le vent est tom­bé ». Sur terre Fourier pro­phé­tise l’apparition de « l’anti-lion, mon­ture souple et élas­tique grâce à laquelle celui qui la che­vauche peut, en quit­tant Calais le matin, prendre son petit déjeu­ner à Paris, se trou­ver le midi à Lyon et le soir à Marseille ». On ne peut donc nier que — chez les grands uto­pistes — la folie pos­sède aus­si de la méthode, non seule­ment la sienne propre, mais éga­le­ment celle d’une ère tech­nique ulté­rieure : l’anti-baleine, c’est le bateau à vapeur, l’anti-lion, c’est notre train express, ou même notre auto­mo­bile. Tout aus­si folle, tout aus­si anti­ci­pante est la théo­rie de Fourier selon laquelle un nou­vel organe se déve­lop­pe­ra chez l’homme, bien que ce soit à l’extrémité d’une queue ani­male qui doit encore lui pous­ser (Daumier nous a livré un des­sin de cette vision fan­tas­tique). Grâce à cet organe les hommes pour­ront cap­ter « les fluides de l’éther » et entrer en contact avec les habi­tants d’autres pla­nètes, tan­dis que les astres s’accoupleront Entre temps les « fluides célestes » ont été cap­tés par la radio, même si d’autre part les contacts avec les pla­nètes ne sont pas encore au point, pour ne pas par­ler du per­fec­tion­ne­ment tech­nique du corps humain et a for­tio­ri de l’accouplement des planètes.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 38–39