Au sein de la bourgeoisie ascendante, le calcul n’est donc pas uniquement au service de la spéculation sur la circulation des marchandises, mais — d’une manière moins extérieurement formelle — il est également au service de l’opposition aux faits qui gênent l’ascension de la classe bourgeoise. Ici, dans le droit naturel, la raison pure est révolutionnaire ; et au lieu de fléchir devant les faits, elle préfère se retrancher dans la nature. Dans une nature constituant un assemblage hautement complexe : nature synonyme d’ensemble cohérent de lois rationnelles, mais aussi, il est vrai, chez Rousseau, synonyme d’antithèse de tout ce qui est artificiel, nature originelle synonyme de croissance naturelle, nature non corrompue. Chez Rousseau le concept de nature a presque perdu tout caractère rationnel de loi, en revanche il se rattache étroitement à toutes les manifestations d’enthousiasme de l’époque pour l’authenticité, la spontanéité, et toute généralité démocratique, ainsi qu’à la langue naturelle, la poésie naturelle, la religion naturelle, l’éducation naturelle ; tous ces idéaux se présentaient comme autant d’ostensoirs dans l’axiome de la nature. A partir d’ici, le droit naturel acquit ainsi un éclat auquel les utopies sociales, après que leur chiliasme eut décru, ne pouvaient rien opposer d’analogue. Mais pour ce qui est maintenant de l’action quant à elle révolutionnaire du droit naturel, elle est certes restée historiquement limitée et ses répercussions dans l’avenir ont été moins fortes que celles des utopies sociales. Que l’on considère le lien étroit qui rattache le droit naturel aux courants immédiats et de surcroît franchement individualistes, de la société de l’époque : la révolution sociale pouvait-elle en reprendre quelque chose ? Le cas est sans aucun doute très compliqué, Marx considère souvent le droit naturel comme une affaire classée, classée dans les dossiers de la bourgeoisie. D’un autre côté, tout au long du dix-neuvième siècle, la réaction bourgeoise ne parle du droit naturel qu’avec haine et mépris. Si cette haine ne fait pas honneur au droit naturel, ne révèle-t-elle pas en lui l’existence d’un substrat d’héritage possible, digne de considération ? Et si ses adversaires plus anciens, de Hugo (Manuel de droit naturel, 1799) à Bergbohm (Jurisprudence et Philosophie du droit, 1892) condamnent le droit naturel à partir du « droit devenu historique », des « sociologues » modernes comme Pareto, et plus encore Gentile réagissent de la même manière à partir de leur vitalisme ou de leur théorie fasciste de l’élite. C’est là un facteur qui parle très nettement en faveur du droit naturel ; son rationalisme reste toujours dangereux pour le fouet traditionnellement cher à certains et constitue un ennemi plein d’une remarquable vigueur envers le féodalisme de l’industrie. Le droit naturel ne semble donc pas s’être limité aux tendances presque écloses de son temps, Ou à celles qui avaient de toute manière déjà un pied dans la place. En dépit de son infrastructure bourgeoise, de la fixité et du manque d’ouverture de ses idéaux abstraits, il a justement en lui un excédent responsable de cet élément de parenté qui semble relier toutes les révolutions. De la sorte, la proclamation des droits subjectifs publics dans leur totalité, faite par le droit naturel, révèle parfois l’individualisme économique moins comme une infrastructure que comme une construction auxiliaire. La proclamation des droits subjectifs publics posaient ces droits comme un cadre dans lequel pouvaient être portés aussi les droits allant à l’encontre de l’entrepreneur, et non seulement de l’autorité. Ainsi le droit de grève, le droit de coalition, le principe de l’égalité des droits de tous les hommes et de toutes les nations, bref le code d’alors des droits bourgeois de l’homme, sur l’état desquels Staline s’était prononcé de la sorte : « L’étendard des libertés bourgeoises démocratiques est jeté par-dessus bord. Je crois que vous, représentants des partis communistes et démocratiques, vous relèverez cette bannière et la porterez en tête, si vous voulez rassembler autour de vous la majorité du peuple. En dehors de vous, il n’existe personne qui puisse la lever. » Le droit naturel proclamait ces droits, il a permis de les exprimer, et tel est l’héritage qu’il peut léguer. Même son pathos de la personne libre agit comme un avertissement contre toute possibilité de confusion ou de mélange entre collectivité et troupeau ou toute condition grégaire. C’est précisément le rapport unissant l’ordre concret à la volonté de liberté concrète qui maintient l’héritage du droit naturel à l’abri de toute notion abstraite et isolée de collectivité, à l’abri d’une collectivité opposée à l’individu au lieu d’être composée d’individus sans classe. La définition communiste de l’objectif : « A chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », entretient certainement l’existence d’un droit naturel mûri bien qu’ayant cessé de faire appel à la nature et peut-être sans que se soit maintenue la nécessité d’un droit. Ainsi l’affaire du droit naturel — affaire autrefois de nature révolutionnaire, et non, bien sûr, le « droit éternel » du soi-disant Etat de droit capitaliste — n’est pas encore liquidée, bien que ce droit naturel ne soit, ni sur le plan temporel, ni sur le plan objectif, un prologue aussi précis au marxisme que le sont les utopies sociales. Celles-ci revinrent instantanément au premier plan lorsque surgirent des questions qui n’étaient plus conciliables avec la mise à nu juridique. Le rêve de la dignité humaine garantie n’a pu, à la longue, évincer le rêve plus urgent, sinon plus central, du bonheur humain.
01 08 25