17 01 16

Mallarmé,

Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pen­sant, il faut pen­ser de tout son corps ― ce qui donne une pen­sée pleine et à l’u­nis­son comme ces cordes du vio­lon vibrant immé­dia­te­ment avec sa boîte de bois creux. Les pen­sées par­tant du seul cer­veau (dont j’ai tant abu­sé l’é­té der­nier et une par­tie de cet hiver) me font main­te­nant l’ef­fet d’airs joués sur la par­tie aiguë de la chan­te­relle dont le son ne récon­forte pas dans la boîte, ― qui passent et s’en vont sans se créer, sans lais­ser de traces d’elles. En effet, je ne me rap­pelle plus aucune de ces idées subites de l’an der­nier. ― Me sen­tant un extrême mal au cer­veau le jour de Pâques, à force de tra­vailler du seul cer­veau (exci­té par le café, car il ne peut com­men­cer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fati­gués sans doute pour rece­voir une impres­sion du dehors) ― j’es­sayai de ne plus pen­ser de la tête, et, par un effort déses­pé­ré, je roi­dis tous mes nerfs (du pec­tus) de façon à pro­duire une vibra­tion, (en gar­dant la pen­sée à laquelle je tra­vaillais alors qui devint le sujet de cette vibra­tion, ou une impres­sion), — et j’é­bau­chai tout un poëme long­temps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux heures de syn­thèse néces­saire, « Je vais tra­vailler du cœur » et je sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s’y porte) ; et, le reste de mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se fait ― se fait. Je suis véri­ta­ble­ment décom­po­sé, et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très-une de l’Univers ! Autrement, on ne sent d’autre uni­té que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d’un homme » : une longue boîte-cer­cueil, avec de nom­breux casiers, où sont de l’a­mi­don — du phos­phore — de la farine — des bou­teilles d’eau, d’al­cool — et de grands mor­ceaux de géla­tine fabri­quée. Je suis un homme sem­blable.

, lettre à Eugène Lefébure, lun­di 27 mai 1867