Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps ― ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes du violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul cerveau (dont j’ai tant abusé l’été dernier et une partie de cet hiver) me font maintenant l’effet d’airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte, ― qui passent et s’en vont sans se créer, sans laisser de traces d’elles. En effet, je ne me rappelle plus aucune de ces idées subites de l’an dernier. ― Me sentant un extrême mal au cerveau le jour de Pâques, à force de travailler du seul cerveau (excité par le café, car il ne peut commencer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fatigués sans doute pour recevoir une impression du dehors) ― j’essayai de ne plus penser de la tête, et, par un effort désespéré, je roidis tous mes nerfs (du pectus) de façon à produire une vibration, (en gardant la pensée à laquelle je travaillais alors qui devint le sujet de cette vibration, ou une impression), — et j’ébauchai tout un poëme longtemps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux heures de synthèse nécessaire, « Je vais travailler du cœur » et je sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s’y porte) ; et, le reste de mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se fait ― se fait. Je suis véritablement décomposé, et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très-une de l’Univers ! Autrement, on ne sent d’autre unité que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d’un homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l’amidon — du phosphore — de la farine — des bouteilles d’eau, d’alcool — et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable.
17 01 16
Mallarmé,
, lettre à Eugène Lefébure, lundi 27 mai 1867