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nous les alle­mands, nous avons un maté­ria­lisme dépour­vu de sen­sua­li­té. l’« esprit » cehz nous médite inva­ria­ble­ment sur l’es­prit. les corps et les objets res­tent, eux, sans esprit. dans les chan­sons à boire alle­mandes il n’est ques­tion que des effets spi­ri­tuels du vin, même dans les plus vul­gaires. rien ne filtre de l’o­deur des cuves. le monde pour nous n’a pas de saveur. dans l’a­mour, nous avons intro­duit une sorte de bon­ho­mie, le plai­sir sexuel a pour nous quelque chose de banal. si nous par­lons goût, nous pen­sons encore à des don­nées pure­ment spi­ri­tuelles, la langue est depuis long­temps hors jeu, c’est un vague sens des har­mo­ni­sa­tions. notez aus­si cette locu­tion « pure­ment spi­ri­tuel ». chez nous, l’es­prit se souille immé­dia­te­ment quand il touche à la matière. la matière, pour nous alle­mands, c’est plus ou moins de la merde. dans notre lit­té­ra­ture se res­sent par­tout cette méfiance envers la vita­li­té du corps. nos héros cultivent la socia­bi­li­té, mais ne mangent pas ; nos femmes ont des sen­ti­ments, mais pas de cul, en revanche nos vieillards parlent haut comme s’ils avaient encore toutes leurs dents.

Journal de tra­vail [Arbeitsjournal, Suhrkamp, 1973]
trad. Philippe Ivernel
L’arche 1976
p. 17–18
12.8.38