17 02 17

Cassin, L’effet sophistique

Sur le non-étant ou sur la nature : le titre conser­vé par Sextus Empiricus au trai­té de Gorgias est pro­vo­cant. C’est le titre même don­né aux écrits de presque tous les phi­lo­sophes pré-socra­tiques qui com­po­sèrent un trai­té Sur la nature. Mais c’en est aus­si l’exact ren­ver­se­ment puisque tous ces phy­si­ciens, ou phy­sio­logues, et entre tous Parménide, dési­gnent par nature, comme Heidegger ne cesse de le sou­li­gner, ce qui croît et vient ain­si à la pré­sence : l’étant. Ainsi l’identité de l’intitulé accom­pagne le ren­ver­se­ment le plus extrême : par­ler de la nature, ce n’est pas, comme ils croient tous, par­ler de l’étant, mais bien plu­tôt trai­ter du non-étant ; c’est ce qui n’est pas qui est à même de pous­ser. Le Traité de Gorgias, en cela para­dig­ma­tique de la sophis­tique, se laisse entendre seule­ment comme un dis­cours second cri­tique d’un dis­cours pre­mier déjà tenu, en l’occurrence le Poème de Parménide, gros de toute l’ontologie pla­to­ni­co-aris­to­té­li­cienne sur laquelle nous vivons.

« Rien n’est. » « Si c’est, c’est incon­nais­sable » (ou, dans la ver­sion de Sextus, « ce ne peut être appré­hen­dé par l’homme »). « Si c’est et si c’est connais­sable, ce ne peut être mon­tré aux autres » (ou : « for­mu­lé et expli­qué à son pro­chain »). Après le titre, c’est le geste dis­cur­sif de Gorgias qui s’inscrit en faux contre l’épanouissement du poème. Au lieu de l’autodéploiement du « est » dans la plé­ni­tude sphé­rique de son iden­ti­té pré­sente et pré­sen­tée (fr. 1 à 8), au lieu peut-être de sa perte à tra­vers le monde des hommes et leurs opi­nions et de son regain dans un cos­mos enri­chi tout plein de pen­sée (fr. 16, et l’ordre tout hégé­lien des frag­ments pro­po­sés par les édi­teurs), au lieu donc de la « nature » comme pro­grès, cumul iden­ti­taire, simple ou dia­lec­tique, le trai­té pré­sente une struc­ture de recul qui dépense d’emblée la thèse maxi­male, puis s’amenuise selon les carac­té­ris­tiques de l’antilogie, de la défense, du dis­cours encore et tou­jours second. Freud l’a magis­tra­le­ment répé­té – on résiste dif­fi­cile à le répé­ter encore – A a emprun­té à B un chau­dron de cuivre ; lorsqu’il le rend, B se plaint de ce que le chau­dron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A : 1. Je n’ai jamais emprun­té de chau­dron à B. 2. Il avait un trou quand je l’ai emprun­té. 3. J’ai ren­du le chau­dron intact.

Après le titre et la série, c’est enfin cha­cune des trois thèses de Gorgias qui se pré­sente à son tour comme un ren­ver­se­ment iro­nique ou gros­sier du Parménide sco­laire dont tout un cha­cun, de Platon jusqu’à nos jours, a dû rete­nir : d’abord qu’il y a de l’être puisque l’être est et le non-être n’est pas ; ensuite que cet être est par essence incon­nais­sable, puisque être et pen­ser sont une seule et même chose ; moyen­nant quoi la phi­lo­so­phie, et plus par­ti­cu­liè­re­ment cette phi­lo­so­phie pre­mière qu’on nom­ma méta­phy­sique, a pu s’engager tout natu­rel­le­ment sur son che­min : connaître l’être en tant qu’être, et se mon­nayer en doc­trines, dis­ciples et écoles. Être, connaître, trans­mettre : n’est pas, n’est pas connais­sable, n’est pas trans­mis­sible.

Or cette série de ren­ver­se­ments n’intervient pas dans l’extérieur comme un tour de passe-passe arbi­traire. Au contraire, elle tient au Poème lui-même et s’effectue de par sa seule répé­ti­tion, par sa prise au mot. Comme le consta­te­ra à son tour l’Étranger du Sophiste à pro­pos de l’interdit par­mé­ni­déen, c’est en effet l’énoncé qui est à lui-même son propre démen­ti. Tout le tra­vail de Gorgias consiste à rendre mani­feste que le poème onto­lo­gie est déjà en soi un dis­cours sophis­tique, et même, la phi­lo­so­phia per­en­nis tout entière est là pour en témoi­gner, le plus effi­cace de tous les dis­cours sophis­tiques pos­sibles. En d’autres termes, la sophis­tique est une autre sorte de poé­sie, poé­sie de gram­mai­rien peut-être, qui s’efforce de dévoi­ler les méca­nismes de la grâce effi­cace du lan­gage.