17 02 17

Elle vient de tra­hir les Troyens en pro­met­tant à Ulysse de ne rien révé­ler du plan des Achéens, mais aus­si­tôt après, elle tra­hit à nou­veau dans l’autre sens : tour­nant autour du che­val où elle sait qu’ils se sont enfer­més, elle invente le plus bou­le­ver­sant des stra­ta­gèmes pour que les chefs grecs, Ulysse et Ménélas en tête, ne puissent résis­ter à se décou­vrir. Le stra­ta­gème que l’Hélène d’Homère, en sa double tra­hi­son, invente pour faire sor­tir les rois grecs du ventre de leur che­val est une his­toire invrai­sem­blable, disent en géné­ral les homé­ro­logues, donc inter­po­lée, et le vers 279 est affec­té des cro­chets droits qui sont la guillo­tine phi­lo­lo­gique. En fait, cette his­toire ne se laisse inter­pré­ter que dans notre pers­pec­tive, mais alors, elle est d’une péné­tra­tion bou­le­ver­sante, obli­geant à repen­ser le phra­ma­kon, pour aller au-delà du beha­viou­risme et d’une concep­tion phi­lo­so­phique de la rhé­to­rique, et débou­cher rhé­to­ri­que­ment sur la logo­lo­gie.

On tient là en effet, au livre IV de l’Odysée, le texte, en tout cas l’un des textes, qui sert d’ancêtre ou de palimp­seste à l’usage que fait la pre­mière sophis­tique, puis Platon, puis, via Euripide et Isocrate, la seconde sophis­tique elle-même, du fameux terme phar­ma­kon. Hélène verse à Télémaque en larmes un phar­ma­kon, égyp­tien bien sûr, pour qu’il cesse de pleu­rer et se lais­ser aller « au plai­sir du dis­cours » (v. 239). Elle est alors non seule­ment phar­ma­cienne, qui donne le remède, mais elle incarne aus­si la drogue elle-même, comme on voit dans le bref récit que pro­pose aus­si­tôt Ménélas (v. 271–289). Le blond Ménélas, après avoir lui aus­si goû­té de cette drogue, raconte, s’adressant à Hélène : « Pas trois fois tu fis le tour de l’embuscade creuse en la tou­chant tout autour. Tu appe­las nom par nom les chefs des Danéens, imi­tant de ta voix la voix des épouses de tous les Argiens. » Et les guer­riers n’y pou­vait tenir se levaient pour sor­tir et pour répondre lorsque Ulysse, expert en ruse et en dis­cours, le seul à pou­voir la recon­naître, les retint, allant jusqu’à bâillon­ner un récal­ci­trant de ses propres mains.

La voix d’Hélène a tout pou­voir sur les guer­riers non seule­ment parce qu’elle les atteint au cœur de leur sin­gu­la­ri­té en les appe­lant de leur nom, comme les Sirènes « Ulysse », mais aus­si parce que en tant que son, elle sait faire être ce qui n’est pas. Le son, ce « plus imper­cep­tible corps » comme dit Gorgias dans l’Éloge, est ce qu’il y a de plus démiur­gique dans le dis­cours, ce qui a véri­ta­ble­ment de l’effet, de l’efficacité, ce qui pro­duit la fic­tion, ou, selon la très judi­cieuse ortho­graphe laca­nienne, la « fixion ». Hélène est l’équivalent géné­ral de toutes les femmes, comme le dis­cours est l’équivalent géné­ral de toutes les choses ; maî­tresse du son, elle les vaut toutes ; et puisque c’est en Hélène qu’on peut entendre toutes les femmes, il va de soi qu’à l’inverse, l’inconscient, nou­veau doc­teur Faust, pour­ra « voir Hélène en toute femme », ou qu’Hélène serait un nom propre pour la/une femme.

L’accent est mis sur le rôle pro­téi­forme, le rôle d’équivalent géné­ral, de mon­naie sonore, du logos-phar­ma­kon. Il en désigne pas ce qui est là dans l’adéquation phi­lo­so­phique, mais il délivre du pré­sent pour faire exis­ter à sa place l’objet du désir. C’est véri­ta­ble­ment et de façon non for­tuite, comme le phar­ma­kon de Theuth, comme l’écriture, un péché contre le pré­sent. Gorgias, dans la suite de l’Éloge (§ 11), insiste bien là-des­sus : c’est du temps, en tant qu’il n’est jamais pré­sent, que le dis­cours tire sa puis­sance. « Si tous sur tout pos­sé­daient la mémoire de ce qui est pas­sé et pré­voyaient pré­sent et futur, le dis­cours, tout en res­tant le même, ne ferait pas illu­sion de la même façon. Mais en réa­li­té il n’y a pas moyen de se sou­ve­nir du pas­sé, ni de scru­ter le pré­sent, ni de deve­nir l’avenir » [ou, texte plus fort mais encore moins cer­tain : « pour qui ne se sou­vient pas du pas­sé […], le dis­cours est plein de res­sources].

Délivrer du pré­sent, telle sera la fonc­tion même, à l’autre bout de la chaîne tem­po­relle, que Philostrate assigne à ses Vies de sophistes, dans la dédi­cace qu’il fait à Antonius Gordianus. Il com­pare son œuvre au cra­tère d’Hélène rem­pli de drogues égyp­tiennes, et assure qu’elle déli­vre­ra le consul romain de son sou­ci (phron­tis­ma), de la charge de l’actuel (480).

De la notion de phar­ma­kon sur­git ain­si bien autre chose qu’une rhé­to­rique beha­viou­riste et une stra­té­gie dis­cur­sive. L’opposition ne se situe plus seule­ment entre « par­ler à » et « par­ler de », mais c’est le « par­ler de » qui se trouve lui-même fis­su­ré, dédou­blé. C’est ici, et pas seule­ment dans la des­crip­tion de tel ou tel sophisme ou para­lo­gisme, qu’il est avan­ta­geux d’évoquer la dis­tinc­tion entre sens et réfé­rence. La vec­tion ont­lo­gique est d’écraser le sens dans la réfé­rence qui le régit ; les choses com­mandent aux mots, d’où la néces­si­té de dis­si­per l’homonymie, et c’est pour­quoi le lan­gage peut ser­vir d’orga­non. Avec la phar­ma­kon au contraire, la rela­tion de suture est inverse, c’est le sens qui com­mande la réfé­rence, le mot pro­duit la chose. Le phar­ma­kon d’Hélène fait com­prendre, comme le Traité et comme l’Éloge [de Gorgias], que le logos ne signi­fie pas la phu­sis (ce n’est pas la réfé­rence qui donne le sens ou encore les sophistes ne sont pas des météo­ro­logues, des phy­sio­logues, des ono­to­logues, la sophis­tique n’est pas une science de la nature), et que les mots n’expriment pas davan­tage le monde inté­rieur du sujet par­lant, les pathê­ma­ta tês psu­khês (le sens n’est pas l’impression sen­so­rielle ou l’image ver­bale, la sophis­tique n’est pas une psy­cho­lo­gie) : il est lié au plai­sir des dis­cours, au plai­sir de par­ler.

L’effet sophis­tique
Gallimard 1995
p. 77–80
discours gorgias hélène homère monnaie pharmakon plaisir sophistique