« L’ontologie et la phénoménologie […] caractérisent la philosophie elle-même selon son objet et sa méthode », écrit Heidegger au § 7 de Être et Temps, au moment d’élaborer le « concept provisoir de phénoménologie ». C’est cette détermination-là de la philosophie, et du monde, que le concept opératoire de sophistique oblige à rejouer, en invitant à considérer comme un constitué/constituant de la philosophie « normale » en sa grande tradition un visage de l’Antiquité que cette tradition même nous rend étranger et hostile.
Le point de bascule est très clairement constitué par la rapport au langage. Nietzsche le répète après Novalis : « Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre que celui qui n’y reconnaît que le moyen de pensées intéressantes. » Mais trouver le langage « intéressant en soi », tous les poètes et tous les philosophes (jusqu’à indistinctement Heidegger et Quine) le font aussi. La question est de savoir comment le langage est intéressant, ou de quel « en soi », de quelle autonomie il s’agit. J’ai retenu pour en désigner la manière le terme « logologie », modelé sur celui d’« ontologie ». C’est de façon non conjoncturelle un discours second ou critique. La scène originaire Gorgias/Parménide montre le levier : il s’agit de faire entendre l’énonciation sous l’énoncé, donc de rapporter l’objectivité de la chose, fût-ce l’être même, à la performance du discours – façon somme toute radicale d’entendre « l’homme-mesure ».
« La prétention la plus illimitée de pouvoir tout, comme rhéteurs ou comme stylistes, traverse toute l’Antiquité, d’une manière pour nous inconcevable », écrit encore Nietzsche, dans son « Cours sur l’histoire de l’éloquence grecque ». Vrai deux fois : c’est bien constamment avec la rhétorique qu’il a fallu traiter dans ce travail, et cet « inconcevable » est explicitement lié aux exclusives contre le régime sophistique de discours. Où l’on retrouve, de manière non fortuite, la tradition du grand mépris au sein même des arts de la parole : on préfère avec Kant, divisant les beaux-arts, la poésie (« l’art de conduire un libre jeu de l’imagination comme une activité de l’entendement »), qui en donne plus qu’elle ne promet, à l’éloquence (« l’art d’effectuer une tâche qui revient à l’entendement comme s’il s’agissait d’un libre jeu de l’imagination ») qui en donne moins ; et, au sein de l’éloquence, l’art de bien dire à l’art de persuader, qui est un « art de tromper ». La logologie constitue ainsi quelque chose comme l’ontologie de la rhétorique et l’apatê, où Kant ne voit que l’art de tromper, est le sentiment, l’affect qui la signale.
« Autre chose est de s’exprimer sur l’étant par le récit et la narration, autre chose est de saisir l’étant dans son être », poursuit Heidegger, pour excuser par avance la lourdeur et l’absence de grâce de ses propres analyses : « Que l’on compare donc les passages ontologiques du Parménide de Platon ou le 4e chapitre du VIIe libre de la Métaphysique d’Aristote aux parties narratives de Thucydide,e t l’on verra à quel point était inouï le langage que les philosophes grecs ont imposé à leurs contemporains » (ibid., p. 57). C’est l’évidence même. Pourtant, la distinction, sous-jacente à cette remarque, entre la philosophie et les autres types de textes (l’historia : récit et histoire), ou entre usage philosophique et usage littéraire de la langue, est elle aussi, et de manière liée, mise en cause par la sophistique. Tout tient là à la mise en série de la première et de la seconde sophistiques. Il y va de la possibilité d’échapper à la régulation aristotélicienne du langage et de l’art, quand même on ne pourrait le faire qu’en manquant sans vergogne les cibles mesurées du vrai, du bien, peut-être du beau, en faisant flèche de tous les passages à la limite, homonymie, signifiant, palimpseste, pour finalement considérer comme notre premier monde non plus la nature mais la culture, un monde produit. Dans un fragment posthume de 1888, Nietzsche écrit encore ceci : « Parménide a dit : ‘On ne pense pas ce qui n’est pas’ – nous sommes à l’autre extrême et disons : ‘Ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction’ ». Je résumerai le tout ainsi : la démystification de la donation ontologique produit un décloisonnement des genre du logos.