La sophistique est ce mouvement de pensée qui, à l’aube présocratique de la philosophie, séduisit et scandalisa la Grèce entière. Hegel qualifie les premiers sophistes, dans l’Athènes de Périclès, de « maître de la Grèce » : au lieu de méditer sur l’être comme les Éléates, ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leurs compétences, comme les hétaïres de leurs charmes. Ce sont en même temps des hommes de pouvoir qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref, faire œuvre politique. Si bien que la sophistique n’est pas seulement le pavé qui casse les vitrines de la régulation philosophique du langage ; ou alors il faut singulièrement réévaluer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse.
[…]Choisir la sophistique pour objet de recherche ne relève […] pas, pas d’abord, pas seulement, d’un zèle antiquaire pour des textes mal connus sur lesquels il y a philologiquement et historiquement beaucoup à faire. Pas non plus, du même coup, d’un intérêt pour la marge que constituent ces textes presque biffés, intérêt qui de la marge ferait créneau, autorisant un pathos militant en faveur de penseurs maudits, contre les exclusives et l’exclusion. Je ne propose pas ici de « réhabilitation », et surtout pas l’une de ces réhabilitations qui se fondent de manière circulaire sur les améliorations et les perfectionnements qu’elles permettent d’introduire dans le cadre persistant de la plus traditionnelle des histoires.
La singularité de la sophistique est en effet d’être déjà, comme fait d’histoire, un effet de structure : la pratique réelle de ceux qui se sont appelés et qu’on a appelé « sophistes » sert à désigner en philosophie l’une des modalités possibles du non-philosopher. […]
Fait d’histoire, effet de structure : le point de soudure, qui constitue l’objet sophistique, est un artefact platonicien, le produit des dialogues. L’essence de l’artefact est tout simplement de faire du sophiste l’alter ego négatif du philosophe : son mauvais autre. Ils se ressemblent, depuis la remarque de l’Étranger dans le Sophiste (231 a), « comme le loup ressemble au chien, le plus sauvage au plus apprivoisé ». Rien qu’avec le jeu des cas, nous comprenons que la ressemblance est « le plus glissant des genres », car dans l’échange des répliques entre Théétète et Socrate, quoiqu’on ne s’en avise guère d’habitude, le datif met bel et bien le sophiste en position de chien, et le philosophe donc en position de loup. Ils se ressemblent tellement que, même en y mettant les deux mains, à chaque fois qu’on croit attraper l’un, c’est l’autre qu’on tient : la maïeutique cathartique de Socrate, sa pratique de la réfutation, voilà qu’elles relèvent de la genei gennaia sophistikê (231 b : « l’authentique et vraiment noble sophistique », traduit-on en ignorant l’insistance qui enracine le jumelage) ; inversement, lorsque à la fin du dialogue il s’agit de récapituler toutes les dichotomies, voilà que la dernière arborescence nous livre du même côté, face au démagogue, le doublet « sage ou sophiste ? » (268 b10) ; et la décision n’est emportée que par une thèse : « mais nous avons posé, dit Théétète, qu’il ne sait point ». Reste que le « sophiste », « imitateur du sage », en est un paronyme ni plus ni moins que le « philosophe » lui-même.
De l’ensemble des dialogues de Platon se dégage la figure désormais traditionnelle de la sophistique. Elle est déconsidérée sur tous les plans;ontologique : le sophiste ne s’occupe pas de l’être, mais se réfugie dans le non-être et l’accident ; logique : il ne recherche pas la vérité ni la rigueur dialectique, mais seulement l’opinion, la cohérence apparente, la persuasion, et la victoire dans la joute oratoire ; éthique, pédagogique, politique : il n’a pas en vue la sagesse et la vertu, pas plus pour l’individu que pour la cité, mais il vise le pouvoir personnel et l’argent ; littéraire même, puisque les figures de son style ne sont que les boursouflures d’un vide encyclopédique. À mesure la sophistique à l’aune de l’être et de la vérité, il faut la condamner comme pseudo-philosophie : philosophie des apparences et apparence de la philosophie.