17 02 17

La sophis­tique est ce mou­ve­ment de pen­sée qui, à l’aube pré­so­cra­tique de la phi­lo­so­phie, sédui­sit et scan­da­li­sa la Grèce entière. Hegel qua­li­fie les pre­miers sophistes, dans l’Athènes de Périclès, de « maître de la Grèce » : au lieu de médi­ter sur l’être comme les Éléates, ou sur la nature comme les phy­si­ciens d’Ionie, ils choi­sissent d’être des édu­ca­teurs pro­fes­sion­nels, étran­gers iti­né­rants qui font com­merce de leur sagesse, de leur culture, de leurs com­pé­tences, comme les hétaïres de leurs charmes. Ce sont en même temps des hommes de pou­voir qui savent com­ment per­sua­der des juges, retour­ner une assem­blée, mener à bien une ambas­sade, don­ner ses lois à une cité nou­velle, for­mer à la démo­cra­tie, bref, faire œuvre poli­tique. Si bien que la sophis­tique n’est pas seule­ment le pavé qui casse les vitrines de la régu­la­tion phi­lo­so­phique du lan­gage ; ou alors il faut sin­gu­liè­re­ment rééva­luer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse.

[…]

Choisir la sophis­tique pour objet de recherche ne relève […] pas, pas d’abord, pas seule­ment, d’un zèle anti­quaire pour des textes mal connus sur les­quels il y a phi­lo­lo­gi­que­ment et his­to­ri­que­ment beau­coup à faire. Pas non plus, du même coup, d’un inté­rêt pour la marge que consti­tuent ces textes presque bif­fés, inté­rêt qui de la marge ferait cré­neau, auto­ri­sant un pathos mili­tant en faveur de pen­seurs mau­dits, contre les exclu­sives et l’exclusion. Je ne pro­pose pas ici de « réha­bi­li­ta­tion », et sur­tout pas l’une de ces réha­bi­li­ta­tions qui se fondent de manière cir­cu­laire sur les amé­lio­ra­tions et les per­fec­tion­ne­ments qu’elles per­mettent d’introduire dans le cadre per­sis­tant de la plus tra­di­tion­nelle des his­toires.

La sin­gu­la­ri­té de la sophis­tique est en effet d’être déjà, comme fait d’histoire, un effet de struc­ture : la pra­tique réelle de ceux qui se sont appe­lés et qu’on a appe­lé « sophistes » sert à dési­gner en phi­lo­so­phie l’une des moda­li­tés pos­sibles du non-phi­lo­so­pher. […]

Fait d’histoire, effet de struc­ture : le point de sou­dure, qui consti­tue l’objet sophis­tique, est un arte­fact pla­to­ni­cien, le pro­duit des dia­logues. L’essence de l’artefact est tout sim­ple­ment de faire du sophiste l’alter ego néga­tif du phi­lo­sophe : son mau­vais autre. Ils se res­semblent, depuis la remarque de l’Étranger dans le Sophiste (231 a), « comme le loup res­semble au chien, le plus sau­vage au plus appri­voi­sé ». Rien qu’avec le jeu des cas, nous com­pre­nons que la res­sem­blance est « le plus glis­sant des genres », car dans l’échange des répliques entre Théétète et Socrate, quoiqu’on ne s’en avise guère d’habitude, le datif met bel et bien le sophiste en posi­tion de chien, et le phi­lo­sophe donc en posi­tion de loup. Ils se res­semblent tel­le­ment que, même en y met­tant les deux mains, à chaque fois qu’on croit attra­per l’un, c’est l’autre qu’on tient : la maïeu­tique cathar­tique de Socrate, sa pra­tique de la réfu­ta­tion, voi­là qu’elles relèvent de la genei gen­naia sophis­ti­kê (231 b : « l’authentique et vrai­ment noble sophis­tique », tra­duit-on en igno­rant l’insistance qui enra­cine le jume­lage) ; inver­se­ment, lorsque à la fin du dia­logue il s’agit de réca­pi­tu­ler toutes les dicho­to­mies, voi­là que la der­nière arbo­res­cence nous livre du même côté, face au déma­gogue, le dou­blet « sage ou sophiste ? » (268 b10) ; et la déci­sion n’est empor­tée que par une thèse : « mais nous avons posé, dit Théétète, qu’il ne sait point ». Reste que le « sophiste », « imi­ta­teur du sage », en est un paro­nyme ni plus ni moins que le « phi­lo­sophe » lui-même.

De l’ensemble des dia­logues de Platon se dégage la figure désor­mais tra­di­tion­nelle de la sophis­tique. Elle est décon­si­dé­rée sur tous les plans;ontologique : le sophiste ne s’occupe pas de l’être, mais se réfu­gie dans le non-être et l’accident ; logique : il ne recherche pas la véri­té ni la rigueur dia­lec­tique, mais seule­ment l’opinion, la cohé­rence appa­rente, la per­sua­sion, et la vic­toire dans la joute ora­toire ; éthique, péda­go­gique, poli­tique : il n’a pas en vue la sagesse et la ver­tu, pas plus pour l’individu que pour la cité, mais il vise le pou­voir per­son­nel et l’argent ; lit­té­raire même, puisque les figures de son style ne sont que les bour­sou­flures d’un vide ency­clo­pé­dique. À mesure la sophis­tique à l’aune de l’être et de la véri­té, il faut la condam­ner comme pseu­do-phi­lo­so­phie : phi­lo­so­phie des appa­rences et appa­rence de la phi­lo­so­phie.

L’effet sophis­tique
Gallimard 1995
p. 8–11
cassin gorgias ontologie philosophie platon sage socrate sophistique