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six ans où presque tout ce que j’avais pu faire et dire, seule ou avec d’autres, avait été dou­blé par la pen­sée de cet homme, si bien qu’à l’époque le moindre détail était salo­pé par cette pen­sée […] une pen­sée exclu­si­ve­ment concen­trée sur un seul sujet, aucun autre sujet et aucun autre objet n’ayant la pos­si­bi­li­té de vivre là-dedans plus de cinq secondes ; mon corps inté­gra­le­ment, depuis mes doigts de pied jusqu’à mes che­veux, était rétrac­té à l’intérieur d’un dis­cours en boucle, c’est-à-dire d’une boucle qui tour­nait sans inter­rup­tion même la nuit – je rêvais, c’était lui ; je me levais pour pis­ser, c’était lui, etc. –, et je me demande si le meilleur moyen, ou l’un des meilleurs moyens, de rendre compte de ce tapis de bombes – ma tête –, n’est pas le jeu du par-devant/­par-der­rière : on prend un texte – tiens, Une sai­son en enfer, c’est celui que j’ai sous la main – et on lui ajoute sys­té­ma­ti­que­ment par-devant/­par-der­rière ; ça donne : Jadis, par-devant, si je me sou­viens bien, par-der­rière, ma vie était un fes­tin par-devant, où s’ouvraient tous les cœurs par-der­rière, où tous les vins cou­laient par-devant. Eh bien je suis par­tie en Crète, c’est-à-dire que je me suis enfuie en Crète à un moment, pour savoir si là-bas le par-der­riè­re/­par-devant conti­nue­rait ou serait trou­blé par le dépla­ce­ment géo­gra­phique, la néces­si­té de faire atten­tion à ce qu’on vous dit avec l’accent, mais j’aurais très bien pu faire le tour du monde en porte-contai­ners, atteindre le pôle Nord, explo­rer Sakhaline, ça n’en aurait pas moins duré – et c’était comme si cette pen­sée devait me sur­vivre puisque je mour­rais avant qu’elle cesse.

Crâne chaud
P.O.L 2012
p. 146–148