six ans où presque tout ce que j’avais pu faire et dire, seule ou avec d’autres, avait été doublé par la pensée de cet homme, si bien qu’à l’époque le moindre détail était salopé par cette pensée […] une pensée exclusivement concentrée sur un seul sujet, aucun autre sujet et aucun autre objet n’ayant la possibilité de vivre là-dedans plus de cinq secondes ; mon corps intégralement, depuis mes doigts de pied jusqu’à mes cheveux, était rétracté à l’intérieur d’un discours en boucle, c’est-à-dire d’une boucle qui tournait sans interruption même la nuit – je rêvais, c’était lui ; je me levais pour pisser, c’était lui, etc. –, et je me demande si le meilleur moyen, ou l’un des meilleurs moyens, de rendre compte de ce tapis de bombes – ma tête –, n’est pas le jeu du par-devant/par-derrière : on prend un texte – tiens, Une saison en enfer, c’est celui que j’ai sous la main – et on lui ajoute systématiquement par-devant/par-derrière ; ça donne : Jadis, par-devant, si je me souviens bien, par-derrière, ma vie était un festin par-devant, où s’ouvraient tous les cœurs par-derrière, où tous les vins coulaient par-devant. Eh bien je suis partie en Crète, c’est-à-dire que je me suis enfuie en Crète à un moment, pour savoir si là-bas le par-derrière/par-devant continuerait ou serait troublé par le déplacement géographique, la nécessité de faire attention à ce qu’on vous dit avec l’accent, mais j’aurais très bien pu faire le tour du monde en porte-containers, atteindre le pôle Nord, explorer Sakhaline, ça n’en aurait pas moins duré – et c’était comme si cette pensée devait me survivre puisque je mourrais avant qu’elle cesse.
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