02 12 20

Jameson, La totalité comme complot

En dévoi­lant la cos­mo­lo­gie figée des bal­cons cir­cu­laires de la salle de lec­ture, le plan ascen­dant atté­nue le carac­tère fré­né­tique des recherches des deux enquê­teurs, donc confirme la coïn­ci­dence momen­ta­née entre la connais­sance et l’ordre archi­tec­tu­ral de la tota­li­té astro­no­mique, et nous donne un bref aper­çu de la pro­vi­dence – orga­ni­sa­trice de l’his­toire, elle y est pour­tant irre­pré­sen­table. Aux ana­lyses de Pakula, on pour­ra donc pré­fé­rer cette des­crip­tion, due à Jacques Rivette, d’un plan ana­logue dans Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais (bien plus, on peut consi­dé­rer le plan sur la Bibliothèque du Congrès [dans Les Hommes du Président] comme une allu­sion à ce der­nier) : « le grand drame de notre civi­li­sa­tion est qu’elle est en train de deve­nir une civi­li­sa­tion de spé­cia­listes. Chacun est de plus en plus enfer­mé dans son petit domaine et inca­pable de sor­tir de celui-ci. Personne aujourd’­hui n’est capable de déchif­frer à la fois une ins­crip­tion ancienne et une for­mule scien­ti­fique moderne. La culture et le tré­sor com­mun de l’hu­ma­ni­té sont deve­nus la proie des spé­cia­listes. Je crois que c’é­tait là l’i­dée de Resnais en tour­nant la “natio­nale”. Il vou­lait mon­trer que la seule tâche néces­saire pour l’hu­ma­ni­té, pour essayer de retrou­ver cette uni­té de la culture, c’é­tait par le tra­vail de cha­cun, de ras­sem­bler les frag­ments épar­pillés de cette culture uni­ver­selle en train de se perdre. Et c’est pour­quoi, je pense, Toute la mémoire du monde se ter­mi­nait par ces vues de plus en plus hautes de la salle cen­trale, où l’on voit chaque lec­teur, chaque cher­cheur, dans son coin, pen­ché sur son manus­crit, mais les uns à côté des autres, tous en train d’es­sayer d’as­sem­bler les mor­ceaux épars de la mosaïque, de retrou­ver le secret per­du de l’hu­ma­ni­té, secret qui s’ap­pelle peut-être le bon­heur. »
Pourtant, ni le « secret du bon­heur », ni la défense sen­ti­men­tale de la consti­tu­tion amé­ri­caine sur laquelle s’a­chève le film de Pakula, ne consti­tuent la meilleure façon de spé­ci­fier la conjonc­tion inter­mit­tente entre l’ac­com­plis­se­ment de la des­ti­née et l’a­per­çu presque exta­tique du para­di­siaque. On pense à la thèse per­verse des « capi­tal-logi­ciens » : ce que Hegel, en pro­cé­dant à son inven­taire, appe­lait l’Esprit abso­lu, il faut de notre point de vue l’i­den­ti­fier désor­mais au Capital ; désor­mais, c’est l’é­tude du Capital qui est notre véri­table onto­lo­gie. Le nou­veau sys­tème mon­dial, le troi­sième stade du capi­ta­lisme, est pour nous la tota­li­té absente, le « Dieu ou la Nature » de Spinoza, le réfé­rent ultime (et peut-être le seul), le véri­table fon­de­ment de l’Être de notre temps.
Seule une contem­pla­tion de ses appa­ri­tions spas­mo­diques nous per­met­tra de dévoi­ler son ave­nir, mais aus­si le nôtre :

On le voit, le phi­lo­sophe pos­sède aus­si son mil­lé­na­risme (Chiliasmus) ; mais pour en favo­ri­ser l’a­vè­ne­ment, l’i­dée qu’elle s’en fait, encore de très loin seule­ment, peut jouer un rôle par elle-même. Ce n’est donc nul­le­ment une rêve­rie de vision­naire. Il s’a­git seule­ment de savoir si l’ex­pé­rience révèle quelque chose qui jus­ti­fie un tel pro­ces­sus dans les plans de la nature. Je dis “un tant soit peu”, car ce cir­cuit semble exi­ger un tel laps de temps avant de se fer­mer que, si nous nous fon­dons sur la por­tion infime par­cou­rue jus­qi’i­ci par l’hu­ma­ni­té dans ce domaine, on ne peut déter­mi­ner la forme de ce cir­cuit et les rap­ports des par­ties au tout qu’a­vec bien peu de cer­ti­tude. Pareillement, en s’ap­puyant sur toutes les obser­va­tions du ciel faites jus­qu’i­ci, entre­voit-on bien dif­fi­ci­le­ment la course qu’ac­com­plit notre soleil et tout son cor­tège de satel­lites dans le grand sys­tème des pla­nètes ; cepen­dant, le peu qu’on a obser­vé du fon­de­ment géné­ral de la consti­tu­tion sys­té­ma­tique de l’é­di­fice du monde nous donne assez peu de cer­ti­tude pour conclure à la réa­li­té de cette révo­lu­tion. En atten­dant, la nature humaine adopte l’at­ti­tude sui­vante : même à l’é­gard de l’é­poque la plus éloi­gnée que doit atteindre notre espèce, elle ne demeure pas indif­fé­rente, à condi­tion de pou­voir l’at­teindre avec cer­ti­tude. » 1

The moun­ting came­ra shot, which dimi­nishes the feve­red researches of the two inves­ti­ga­tors as it rises to dis­close the fro­zen cos­mo­lo­gy of the rea­ding room’s cir­cu­lar bal­co­nies, confirms the momen­ta­ry coin­ci­dence bet­ween know­ledge as such and the archi­tec­tu­ral order of the astro­no­mi­cal tota­li­ty itself, and yields a brief glimpse of the pro­vi­den­tial, as what orga­nizes his­to­ry but is unre­pre­sen­table within it.
To Pakula’s account, then, may be pre­fer­red this des­crip­tion, by Jacques Rivette, of the ana­lo­gous shot in Resnais” Toute la memoire du monde (to which indeed the Library of Congress shot may be seen as an allu­sion) : « the most cru­cial thing that’s hap­pe­ning to our civi­li­za­tion is that it is in the pro­cess of beco­ming a civi­li­za­tion of spe­cia­lists. Each one of us is more and more locked into his own lit­tle domain, and inca­pable of lea­ving it. There is no one nowa­days who has the capa­ci­ty to deci­pher both an ancient ins­crip­tion and a modern scien­ti­fic for­mu­la. Culture and the com­mon trea­sure of man­kind have become the prey of the spe­cia­lists. I think that was what Resnais had in mind when he made Toute la memoire du monde. He wan­ted to show that the only task neces­sa­ry for man­kind in the search for that uni­ty of culture was, through the work of eve­ry indi­vi­dual, to try to reas­semble the scat­te­red frag­ments of the uni­ver­sal culture that is being lost. And I think that is why Toute la memoire du monde ended with those higher and higher shots of the cen­tral hall, where you can see each rea­der, each resear­cher in his place, bent over his manus­cript, yet all of them side by side, all in the pro­cess of trying to assemble the scat­te­red pieces of the mosaic, to find the lost secret of huma­ni­ty ; a secret that is per­haps cal­led hap­pi­ness »
Yet even the “secret of hap­pi­ness” – like the sen­ti­men­tal defense of the US consti­tu­tion with which Pakula’s film overt­ly ends – may not be the best way of spe­ci­fying the way in which, here, the solem­ni­ty of a wor­king out of des­ti­ny is conjoi­ned inter­mit­tent­ly with a well-nigh ecs­ta­tic glimpse of the para­di­sal. One thinks of the per­verse argu­ments of the so-cal­led Capital-logi­cians : that what Hegel, in the pro­cess of making his exhaus­tive inven­to­ry of it, cal­led Absolute Spirit, is now from our pers­pec­tive rather to be iden­ti­fied as Capital itself, whose stu­dy is now our true onto­lo­gy. It is indeed the new world sys­tem, the third stage of capi­ta­lism, which is for us the absent tota­li­ty, Spinoza’s God or Nature, the ulti­mate (indeed, per­haps the only) referent, the true ground of Being of our own time. Only by way of its fit­ful contem­pla­tion can its future, and our own, be some­how dis­clo­sed : « We can see that phi­lo­so­phy too may have its chi­lias­tic expec­ta­tions ; but they are of such a kind that their ful­filment can be has­te­ned, if only indi­rect­ly, by a know­ledge of the idea they are based on, so that they are any­thing but over-fan­ci­ful. The real test is whe­ther expe­rience can dis­co­ver any­thing to indi­cate a pur­po­se­ful natu­ral pro­cess of this kind. In my opi­nion, it can dis­co­ver a lit­tle ; for this cycle of events seems to take so long a time to com­plete, that the small part of it tra­ver­sed by man­kind up till now does not allow us to deter­mine with cer­tain­ty the shape of the whole cycle, and the rela­tion of its parts to the whole. It is no easier than it is to deter­mine, from all hither­to avai­lable astro­no­mi­cal obser­va­tions, the path which our sun with its whole swarm of satel­lites is fol­lo­wing within the vast sys­tem of the fixed stars ; although from the gene­ral pre­mise that the uni­verse is consti­tu­ted as a sys­tem and from the lit­tle which has been learnt by obser­va­tion, we can conclude with suf­fi­cient cer­tain­ty that a move­ment of this kind does exist in rea­li­ty. Nevertheless, human nature is such that it can­not be indif­ferent even to the most remote epoch which may even­tual­ly affect our spe­cies, so long as this epoch can be expec­ted with cer­tain­ty. »

  1. Kant, « Idée d’une his­toire uni­ver­selle au point de vue cos­mo­po­li­tique », in Opuscules sur l’his­toire, trad. Stéphane Piobetta, Garnier-Flammation, 1990, p. 83–84
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La tota­li­té comme com­plot [The Geopolitical Æsthetic. Cinema and Space in the World System, Indiana University Press, 1992, p. 82–83]
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trad.  Nicolas Vieillescazes
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p. 122–124