En dévoilant la cosmologie figée des balcons circulaires de la salle de lecture, le plan ascendant atténue le caractère frénétique des recherches des deux enquêteurs, donc confirme la coïncidence momentanée entre la connaissance et l’ordre architectural de la totalité astronomique, et nous donne un bref aperçu de la providence – organisatrice de l’histoire, elle y est pourtant irreprésentable. Aux analyses de Pakula, on pourra donc préférer cette description, due à Jacques Rivette, d’un plan analogue dans Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais (bien plus, on peut considérer le plan sur la Bibliothèque du Congrès [dans Les Hommes du Président] comme une allusion à ce dernier) : « le grand drame de notre civilisation est qu’elle est en train de devenir une civilisation de spécialistes. Chacun est de plus en plus enfermé dans son petit domaine et incapable de sortir de celui-ci. Personne aujourd’hui n’est capable de déchiffrer à la fois une inscription ancienne et une formule scientifique moderne. La culture et le trésor commun de l’humanité sont devenus la proie des spécialistes. Je crois que c’était là l’idée de Resnais en tournant la “nationale”. Il voulait montrer que la seule tâche nécessaire pour l’humanité, pour essayer de retrouver cette unité de la culture, c’était par le travail de chacun, de rassembler les fragments éparpillés de cette culture universelle en train de se perdre. Et c’est pourquoi, je pense, Toute la mémoire du monde se terminait par ces vues de plus en plus hautes de la salle centrale, où l’on voit chaque lecteur, chaque chercheur, dans son coin, penché sur son manuscrit, mais les uns à côté des autres, tous en train d’essayer d’assembler les morceaux épars de la mosaïque, de retrouver le secret perdu de l’humanité, secret qui s’appelle peut-être le bonheur. »
Pourtant, ni le « secret du bonheur », ni la défense sentimentale de la constitution américaine sur laquelle s’achève le film de Pakula, ne constituent la meilleure façon de spécifier la conjonction intermittente entre l’accomplissement de la destinée et l’aperçu presque extatique du paradisiaque. On pense à la thèse perverse des « capital-logiciens » : ce que Hegel, en procédant à son inventaire, appelait l’Esprit absolu, il faut de notre point de vue l’identifier désormais au Capital ; désormais, c’est l’étude du Capital qui est notre véritable ontologie. Le nouveau système mondial, le troisième stade du capitalisme, est pour nous la totalité absente, le « Dieu ou la Nature » de Spinoza, le référent ultime (et peut-être le seul), le véritable fondement de l’Être de notre temps.
Seule une contemplation de ses apparitions spasmodiques nous permettra de dévoiler son avenir, mais aussi le nôtre :
On le voit, le philosophe possède aussi son millénarisme (Chiliasmus) ; mais pour en favoriser l’avènement, l’idée qu’elle s’en fait, encore de très loin seulement, peut jouer un rôle par elle-même. Ce n’est donc nullement une rêverie de visionnaire. Il s’agit seulement de savoir si l’expérience révèle quelque chose qui justifie un tel processus dans les plans de la nature. Je dis “un tant soit peu”, car ce circuit semble exiger un tel laps de temps avant de se fermer que, si nous nous fondons sur la portion infime parcourue jusqi’ici par l’humanité dans ce domaine, on ne peut déterminer la forme de ce circuit et les rapports des parties au tout qu’avec bien peu de certitude. Pareillement, en s’appuyant sur toutes les observations du ciel faites jusqu’ici, entrevoit-on bien difficilement la course qu’accomplit notre soleil et tout son cortège de satellites dans le grand système des planètes ; cependant, le peu qu’on a observé du fondement général de la constitution systématique de l’édifice du monde nous donne assez peu de certitude pour conclure à la réalité de cette révolution. En attendant, la nature humaine adopte l’attitude suivante : même à l’égard de l’époque la plus éloignée que doit atteindre notre espèce, elle ne demeure pas indifférente, à condition de pouvoir l’atteindre avec certitude. » 1
The mounting camera shot, which diminishes the fevered researches of the two investigators as it rises to disclose the frozen cosmology of the reading room’s circular balconies, confirms the momentary coincidence between knowledge as such and the architectural order of the astronomical totality itself, and yields a brief glimpse of the providential, as what organizes history but is unrepresentable within it.
To Pakula’s account, then, may be preferred this description, by Jacques Rivette, of the analogous shot in Resnais” Toute la memoire du monde (to which indeed the Library of Congress shot may be seen as an allusion) : « the most crucial thing that’s happening to our civilization is that it is in the process of becoming a civilization of specialists. Each one of us is more and more locked into his own little domain, and incapable of leaving it. There is no one nowadays who has the capacity to decipher both an ancient inscription and a modern scientific formula. Culture and the common treasure of mankind have become the prey of the specialists. I think that was what Resnais had in mind when he made Toute la memoire du monde. He wanted to show that the only task necessary for mankind in the search for that unity of culture was, through the work of every individual, to try to reassemble the scattered fragments of the universal culture that is being lost. And I think that is why Toute la memoire du monde ended with those higher and higher shots of the central hall, where you can see each reader, each researcher in his place, bent over his manuscript, yet all of them side by side, all in the process of trying to assemble the scattered pieces of the mosaic, to find the lost secret of humanity ; a secret that is perhaps called happiness »
Yet even the “secret of happiness” – like the sentimental defense of the US constitution with which Pakula’s film overtly ends – may not be the best way of specifying the way in which, here, the solemnity of a working out of destiny is conjoined intermittently with a well-nigh ecstatic glimpse of the paradisal. One thinks of the perverse arguments of the so-called Capital-logicians : that what Hegel, in the process of making his exhaustive inventory of it, called Absolute Spirit, is now from our perspective rather to be identified as Capital itself, whose study is now our true ontology. It is indeed the new world system, the third stage of capitalism, which is for us the absent totality, Spinoza’s God or Nature, the ultimate (indeed, perhaps the only) referent, the true ground of Being of our own time. Only by way of its fitful contemplation can its future, and our own, be somehow disclosed : « We can see that philosophy too may have its chiliastic expectations ; but they are of such a kind that their fulfilment can be hastened, if only indirectly, by a knowledge of the idea they are based on, so that they are anything but over-fanciful. The real test is whether experience can discover anything to indicate a purposeful natural process of this kind. In my opinion, it can discover a little ; for this cycle of events seems to take so long a time to complete, that the small part of it traversed by mankind up till now does not allow us to determine with certainty the shape of the whole cycle, and the relation of its parts to the whole. It is no easier than it is to determine, from all hitherto available astronomical observations, the path which our sun with its whole swarm of satellites is following within the vast system of the fixed stars ; although from the general premise that the universe is constituted as a system and from the little which has been learnt by observation, we can conclude with sufficient certainty that a movement of this kind does exist in reality. Nevertheless, human nature is such that it cannot be indifferent even to the most remote epoch which may eventually affect our species, so long as this epoch can be expected with certainty. »
- Kant, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », in Opuscules sur l’histoire, trad. Stéphane Piobetta, Garnier-Flammation, 1990, p. 83–84 ↩