Dans la phase de transition de la domination formelle à la domination réelle du capital, on distinguera deux séries de médiations, entrecroisées mais distinctes. Dans le premier ordre, exclusivement économico-politique, du capital (domination formelle), il ne pouvait être question de contre-révolution : le prolétariat, en tant que classe, incubait la croissance d’un élan directement dirigé vers la négation des conditions matérielles de son existence, donc immédiatement révolutionnaire. Le prolétariat comme masse, et une élite d’intellectuels déserteurs de la bourgeoise dominante (mais non, comme on le verra, de sa culture illuministe) concourraient à faire mûrir une conscience de classe destinée à exprimer dans l’insurrection armée la protestation contre l’exploitation frontale de la force de travail, produite et traitée comme marchandise, et la protestation du prolétariat contre son exclusion frontale de la jouissance des richesses dont il était le producteur conscient. C’est dans cette phase que le prolétariat vit l’extranéisation forcée à l’égard d’un monde de « valeurs » transmises par la révolution bourgeoise (richesse comme liberté par rapport au besoin, égalité comme partage de l’opulence, fraternité comme émancipation de la misère génératrice de haine) qui lui apparaissent réalisées par la seule classe dirigeante, c’est-à-dire objets de jouissance pour elle au prix intolérable de son propre travail. Le sujet de la valorisation, le prolétariat, se représente à lui-même comme exclu de la jouissance des valeurs : sans les critiquer, il les revendique, se proposant lui-même comme étant la force historique destinée à en recueillir l’héritage, en l’universalisant. C’est aussi dans cette phase que la politique a déjà altéré la vision de la dialectique radicale, en lui cachant la vérité millénaire de l’identité entre culture et modes d’oppression, en lui niant le droit de voir, de reconnaître, dans le processus de valorisation de la culture, non pas le « patrimoine » du genre humain, mais le plus antique, le plus ancestral mode « génétique » de production de la communauté humaine comme machine sociale où la vie organique est asservie à la conservation et au développement de la valeur inorganique ; où l’inorganique est le métal dans le timbre duquel vibre la voix du pouvoir ; où la vie est asservie au labeur « rationnel » de se poser soi-même comme énergie. La tâche historique de la dialectique radicale, celle de libérer l’espèce du travail, ne pourra être réalisée que le jour où deviendra clair à l’esprit de tous ce qui, depuis toujours, est déjà dans la corporéité organique, niée, de tous : la destruction nécessaire de la domination de l’idéologie, la libération nécessaire à l’égard du premier et du moins naturel des travaux : le sacrifice de la libre expressivité organique à la langue du devoir-être, à la capture de la « raison » naturelle mise au service de la « ratio » aliénée, à la vente du sens vivant au profit de l’éternisation du sens mort.
04 12 20
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Apocalypse et révolution [Invariance, année IX, série III, n°2 et 3, 1976–1977]
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chap. 1
: « Saut périlleux »
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trad.
Lucien Laugier
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p. 61
§ 10