Spécificité de l’énoncé apophantique et division interne
(17) L’énoncé apophantique est celui qui est marqué de vérité et de fausseté. Il est de deux sortes, le simple et le composé. Le simple est ce qui est composé d’un prédicat un et d’un sujet un, non d’un prédicat pluriel, ni d’un sujet pluriel. Et cela couvre deux espèce, la première espèce, antérieure, l’affirmation, et la seconde espèce, postérieure, la négation.
[…]
(19) En tout énoncé apophantique, il ne saurait manquer de se trouver un verbe – je veux dire un fi’l – ou bien ce qui tient lieu du verbe dans la liaison du prédicat avec le sujet. C’est ainsi que, dans l’énoncé apophantique où le sujet est un nom et le prédicat un nom, il ne saurait manquer de se trouver un verbe, ou bien ce qui tient lieu du verbe, pour désigner la liaison du prédicat avec le sujet. Et cela, ou bien en acte et explicitement, ainsi que c’est le cas en dehors de la langue arabe, ou bien en puissance et implicitement, ainsi que c’est le cas dans la plupart des cas en arabe.
Averroès, Commentaire moyen sur le « De interpretatione »
Introduction
Vrai et tenir-pour-vrai : vérité et véridicité
La terminologie du vrai et du faux donne lieu, dans le texte d’Averroès, à une distinction claire entre trois couples de termes : un couple nominal sidq / kadib (vérité / fausseté), un couple verbal suddiqa / kuddiba (être tenu pour vrai / être tenu pour faux), et un couple à forme adjectivale sadiq / kadib (vrai / faux). Ces trois couples ne sont pas utilisés indifféremment l’un pour l’autre. À l’examen, il apparaît en effet que, lorsqu’il s’agit de dire la vérité, le second couple entre en jeu, sinon, dans la présentation des règles du partage de la vérité et de la fausseté ou bien dans celle des conditions pour que le vrai et le faux s’appliquent, ce sont les termes de « vérité » et de « fausseté » ou de « vrai » et de « faux » qui sont utilisés.
Ainsi, l’énoncé apophantique, en tant qu’il suppose un sujet d’énonciation, est ce qui est tenu pour vrai ou tenu pour faux (§20), c’est à lui que va ou non notre assentiment. En revanche, les parties de l’énoncé que sont les noms et les verbes ne sont en eux-mêmes ni vrais ni faux ; pas plus que les notions qu’ils désignent ne peuvent être les formes intelligibles, les formes sensibles ou les formes imaginatives, ces termes et ces formes pris individuellement ne donnent lieu à un énoncé et, si nous voulons mentionner que la vérité et la fausseté ne s’appliquent pas à eux, nous n’avons pas à employer le couple verbal de l’assentiment, mais plutôt le couple nominal de vérité et de fausseté (sidq / kadib). Pour toutes ces formes, seule une conception (tasawwur), dont l’analyse est suggérée au début du traitée et renvoyée au traité De l’âme aussi bien par Aristote que par son commentateur (16a9 et §2), est engagée de notre part. Notre assentiment n’est pas engagé, et Averroès n’emploie donc jamais ces termes et ces notions avec le couple yusaddaq / yukaddab (forme passive au présente) ou suddiqa / kuddiba (forme passive au passé).
En revanche, quand il s’agit de donner des règles comme celle du partage du vrai et du faux pour les propositions singulières et les propositions contradictoires (§24, §28), ou les conditions générales de vérité et de fausseté (§3), ou encore la spécificité des énoncés apophantiques (§17), seuls susceptibles d’être qualifiés par la vérité et la fausseté, Averroès a recours au couple nominal sidq / kadib.
[…]
Pour les énoncés apophantiques, il y a deux versants : d’une part, en tant qu’énoncés complets, catégoriques, ils ont la propriété d’être supports d’assertions ; ils sont par nature propres à recevoir la vérité ou la fausseté. D’autre part, en tant qu’ils sont énoncés et présentée à l’assertion, ils supposent un assentiment et par là peuvent être tenus pour vrais ou pour faux.
Les propositions métathétiques donnent lieu chez Averroès à un jeu croisé des deux couples vérité / fausseté et tenu pour vrai / tenu pour faux. On voit alors à l’oeuvre la distinction et son enjeu : quand il s’agit de donner une vérité générale, c’est le premier couple qui est mobilisé. C’est ainsi que, pour traduire la thèse selon laquelle « l’existence du particulier implique l’existence du général », Averroès utilisera le couple vérité / fausseté, ainsi l’affirmative simple impique-t-elle la négative métathétique parce que celle-ci est une d’une « vérité plus générale » (§43). Mais, pour justifier cette vérité générale, on aura recours à des cas qui peuvent se présenter à nous et qui immanquablement demandent à être interprétés selon le second couple. Dans le passage que nous venons de citer, le jeu entre les deux couples est manifeste :
« La négative métathétique a une vérité plus générale que l’affirmation simple, parce qu’elle est tenue pour vraie de trois cas, alors que l’affirmative simple ne l’est que d’un seul. »
Le dénombrement des trois cas en question suppose à chaque fois la prise en compte de l’assentiment, il suppose en quelque sorte une vérification cas par cas qui engage moins la vérité et la fausseté que notre propre capacité à reconnaître ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.
27 07 17
Averroès, Commentaire moyen sur le De interpretatione
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trad.
Ali Benmakhlouf & Stéphane Diebler
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