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Décrivant un de ces recueils de ques­tions dis­pu­tées à l’u­ni­ver­si­té de Paris à la fin du XIIIe siècle, B. Hauréau esti­mait (en 1896) qu’il ne pou­vait « énon­cer » le titre de cer­taines « même en latin » – P. Duhem ajou­tant : « Encore le titre de la ques­tion, bien sou­vent, donne-t-il à peine un avant-goût de la gros­sière obs­cé­ni­té avec laquelle elle est dis­cu­tée » (Le Système du monde [1re éd., 1913], Paris, Hermann, 1973, t. VI, p. 540). Il ne faut cepen­dant pas tout confondre. La ques­tion sur les limites de l’om­ni­science divine (Dieu pour­rait-il savoir plus de choses qu’il n’en sait ?) est une ques­tion de théo­lo­gie spé­cu­la­tive, issue des Sentences de Pierre Lombard, qui appelle un cer­tain nombre de déci­sions phi­lo­so­phiques sur l’in­fi­ni, la dif­fé­rence entre savoir et connaître, le sta­tut épis­té­mo­lo­gique de la pres­cience – toutes ques­tions aux­quelles les réponses d’un Ockham (Ordinatio, dis­tinc­tion 39) confèrent, à elles seules, une légi­ti­mi­té concep­tuelle. Ce que Duhem appelle une « phi­lo­so­phie de pour­ceaux » couvre, en revanche, un autre type de ques­tions : les ques­tions quo­dli­bé­tales consa­crées à des sujets « médi­caux » (géné­ra­le­ment tirés des écrits d’Aristote Sur les ani­maux) – autre domaine, autre légi­ti­mi­té. C’est le cas du ms. Paris, Nat. lat. 16089, dont parle Hauréau, ou du ms. Todi, Biblioteca com­mu­nale 54 : mal­gré la licence accor­dée au quo­dli­bet (ce qu’on appel­le­rait aujourd’­hui le « n’im­porte quoi »), ces ques­tions ont leur logique. Le ms. de Todi, f° 57va‑b, par exemple, contient deux séries de pro­blèmes : la pre­mière (A) com­man­dée par com­ment et d’où viennent les che­veux ?, la seconde (B) par pour­quoi les femmes n’ont-elles pas de barbe ? Cette logique du poil (où s’o­ri­gine peut-être l’ex­pres­sion « cou­per les che­veux en quatre ») est une logique du vivant qui suit un strict pro­gramme natu­ra­liste et aris­to­té­li­cien : (A) pour­quoi les che­veux sont-ils ronds ? Pourquoi les poils ne cessent-ils jamais de pous­ser ? pour­quoi poussent-ils droit ? Pourquoi ont-ils diverses cou­leurs ? Pourquoi devient-on chauve et pour­quoi davan­tage sur la par­tie anté­rieure du crâne ? Pourquoi les che­veux de cer­tains blan­chissent-ils avec l’âge ? Pourquoi cer­tains ont-ils les tempes gri­son­nantes dès l’a­do­les­cence ? Que signi­fie la quan­ti­té des poils for­mant les sour­cils ? et leur qua­li­té ? (B) Pourquoi les femmes ont-elles plus d’ap­pé­tit sexuel après une mater­ni­té qu’a­vant ? Pourquoi ont-elles des règles et pas les hommes ? Avec quoi nour­rissent-elles les enfants qu’elles portent dans l’u­té­rus ? Quels sont les moyens anti­con­cep­tion­nels ? sont-ils nom­breux ? Pourquoi un homme qui couche avec un lépreux attrape-t-il la lèpre mais pas une femme ? Pourquoi un enfant né au hui­tième mois ne peut-il vivre alors qu’un enfant né au sep­tième ou au neu­vième le peut ? Par quel ori­fice sortent les mens­trues ?… Le même inté­rêt pour les capa­ci­tés sexuelles des mères de famille, voire un inté­rêt pour la sexua­li­té tout court, se retrouve dans le ms. 16089 de Paris : Tous les spermes sont-ils blancs ? Une putain peut-elle deve­nir mère ? Les hommes roux sont-ils fidèles ? Les che­veux blancs sont-ils un signe de luxure ? Peut-on émettre du sperme en dor­mant ? Est-il oppor­tun qu’un idiot prenne femme ? Un homme au sexe bifide peut-il engen­drer ? Une femme enceinte prend-elle plus de plai­sir en fai­sant l’a­mour ? La pudeur est-elle indis­pen­sable à la repro­duc­tion ?… Vient enfin la vraie ques­tion, qui n’eût pas dépa­ré Le Nom de la rose et qui donne son plein éclai­rage à ce filet de curio­si­té : les sages doivent-ils rire davan­tage que les idiots ?

Penser au Moyen Âge
Seuil 1991
p. 361–362
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