09 09 17

Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction

Berkeley se recon­naît « capable d’abs­traire en un cer­tain sens ». Il dis­tingue donc deux sortes d’abs­trac­tion : l’abs­trac­tion authen­tique et la pseu­do-abs­trac­tion (celle qui, selon lui, pré­side chez Locke à la for­ma­tion des idées géné­rales abs­traites). Il y a abs­trac­tion authen­tique, « lorsque je consi­dère cer­taines par­ties ou qua­li­tés par­ti­cu­lières à part des autres, si mal­gré leur union en un objet, elles peuvent pour­tant exis­ter effec­ti­ve­ment de manière indé­pen­dante ». Il y a pseu­do-abs­trac­tion, lorsque je pré­tends « abs­traire l’une de l’autre ou me repré­sen­ter sépa­ré­ment des qua­li­tés qui ne pour­raient exis­ter sépa­ré­ment les unes des autres ».
Le point de départ his­to­rial de cette dis­tinc­tion est la théo­rie aris­to­té­li­co-alexan­dri­nienne de l’aphai­re­sis, for­mu­lée pour les uni­ver­saux et les « abs­trac­tions » (ie. les enti­tés mathé­ma­tiques), défi­nis­sant l’aphai­re­sis comme un acte de l’in­tel­lect conce­vant sépa­ré­ment (de la matière) quelque chose qui par soi n’existe pas à l’é­tat sépa­ré (de la matière). La par­ti­cu­la­ri­té de la doc­trine de Berkeley est de réduire le domaine de l’abs­trac­tion à cela seul qui peut/pourrait exis­ter sépa­ré­ment, de mécon­naître entiè­re­ment la dif­fé­rence entre « conce­voir sépa­ré­ment » et « conce­voir sépa­ré » et, acces­soi­re­ment (car, après tout cela, on peut dire que le mal est fait), de reje­ter d’a­vance toute pos­si­bi­li­té théo­rique d’ex­ten­sion aux enti­tés phy­siques du modèle géo­mé­trique de l’abs­trac­tion défi­ni par Alexandre et l’abs­trac­tion­nisme.
(…)
Telle que l’é­la­bore Berkeley, la dis­tinc­tion entre abs­trac­tion authen­tique et pseu­do-abs­trac­tion ne se hisse pas même au niveau de la dis­tinc­tion abé­lar­dienne entre « conce­voir les choses autre­ment qu’elles ne sont » et « conce­voir les choses autres qu’elles ne sont ». Il est clair, pour­tant, qu’une théo­rie comme la sienne gagne­rait en pro­fon­deur logique à médi­ter la dif­fé­rence intro­duite par Abélard entre des ques­tions comme <Q1.1> – « Est-ce que toute intel­lec­tion qui a une autre manière de viser que la chose de sub­sis­ter, est vaine ? » -, et <Q1 .2> – « Est-ce que toute intel­lec­tion visant une chose comme étant dis­po­sée autre­ment qu’elle est dis­po­sée, est vaine ? ». De même, la cri­tique ber­ke­leyenne de Locke gagne­rait en effi­ca­ci­té, si, comme le fait Abélard, elle dis­tin­guait entre « joindre men­ta­le­ment ce qui est natu­rel­le­ment dis­joint » et « croire en l’exis­tence » de ce qui est ain­si com­bi­né men­ta­le­ment.