Dans l’imagination moderne, la représentation de la spiritualité médiévale emprunte largement au morbide. Ce ne sont partout que Melmoth grimaçants, prédicateurs faillis et confesseurs obscènes que le désir arde et que la chair trahit ; les couvents sont comme des harems où des vierges alanguies savourent les affres de l’attente sous le regard pesant de quelques femmes de tête. En somme, tous les spirituels sont des « mystiques », et ce que « traite la mystique, c’est la question du corps ». Le corps jouissant de l’hystérique, la capacité et le langage symboliques du corps féminin comme « répondant d’une vérité (insue) », tels sont les objets ou, comme on dit, « les phénomènes psychiques et somatiques » qui, de l’angoisse à l’extase, monopolisent le regard – essentiellement clinique – des philosophes.
Que les mystiques aient naturellent affaire à la souffrance au désir et au sexe – à la « folie du corps » – là même où ils prétendent s’en tenir à rien ; qu’ils pratiquent au nom du désassujettissement la forme la plus perverse d’autoconcupiscence, ce sont là des « évidences » que les catégories de l’histoire viennent, le plus souvent, confirmer. Tout repose sur la convention des sexes : il y a la « mystique », qui est féminine, et la « théologie », qui est masculine, puis, dans la mystique même, un conflit de tendances : ici, la mystique « sponsale » ou « nuptiale », là, la mystique « spéculative » ou « intellectuelle » ; à gauche les filles, qui pensent au mariage, à droite les garçons, qui ont un métier. […]
Arrêtons là. On ne peut rien faire de ces clivages et de ces embrigadements. Qui saurait dire si Christine de Sommeln est mystique et féminine quand elle brandit, sous les yeux « stupéfaits et horrifiés » de l’assistance, les clous « tout humides de sang qu’elle tirait de dessous sa robe » ? Qui osera dire si elle l’est plus ou moins, ou mieux qu’Hadewijch II quand elle écrit : « Désirer et aimer sans l’aide des sens voilà ce qu’il faut. Être au-dehors et au-dedans sans connaissance comme une morte. » Enfinm qui dira si l’inconnaissance et la mort ici évoquées sont d’une femme plus que d’un homme ? La vérité est que l’on ne peut se prononcer a priori sur ce qui est masculin et féminin, normal ou pathologique, mystique ou non mystique.
12 09 17
Libera, Penser au Moyen Âge
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chap. 8
: « L’expérience de la pensée »
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p. 299–300