Qu’est-ce que connaître pour un technicien de l’approche propositionnelle ? Tout acte de connaissance est un acte propositionnel, puisque toute connaissance est un énoncé sur le monde. Mais il y a différentes sortes de connaissances : la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique. L’appréhension, la saisie, la perception de la nature d’une chose, par exemple d’un homme en tant qu’homme, est à la fois un acte de connaissance simple et un acte de simple connaissance ; ce qu’Aristote appelle « la saisie des indivisibles ». La connaissance véritable commence lorsqu’il y a jugement développé, composition de notions, aperception non plus d’une chose ou quiddité, mais saisie de l’inhérence d’un prédicat à un sujet ; et il y a connaissance scientifique lorsqu’il y a articulation de jugements, raisonnement menant à une conclusion. La connaissance scientifique n’est pas une nomenclature ; c’est une suite réglée de raisonnements.
Ce modèle syllogistique où culmine l’approche propositionnelle du réel n’en reste pas moins ici ou là dominé par le nominisme. Si le réel au sens de la science est l’objet de la science, il faut encore déterminer ce qu’est cet objet de la science. Il ne suffit pas, par exemple, de dire que l’objet de la physique est le « corps en mouvement », l’« étant en mouvement » ou le « mouvement », pour en avoir fini avec la question médiévale de l’objet de la physique. En effet, qu’appelle-t-on « objet » ? Si l’on prend la question à son stade d’élaboration maximal, autrement dit dans l’épistémologie du XIVe siècle, on voit rapidement que le terme moderne d’objet est trop vague pour rendre compte de la pratique médiévale même la plus courante, puisque, en la rigueur des termes, la plupart des auteurs tardifs distinguent entre « objet » et « sujet ».
On sait que, tel que le définit Ockham, l’objet (obiectum) d’une science est n’importe laquelle des propositions qui y sont démontrées, son sujet (subiectum), le sujet de chacune de ces propositions. En tant que science propositionnelle argumentée et démonstrative, une science a donc autant de sujets qu’elle a d’objets, ou, si l’on préfère, « autant de sujets que de conclusions » : quot sunt subiecta conclusionum, tot sunt subiecta scientiarum (In I Sent., Prol., q. 9). Les choses dans le monde, les res, ne sont donc pas l’objet de la science, mais les sujets de la science ; les objets de la science sont les conclusions : il y a bien approche métalinguistique du réel. Cette approche, cependant, est loin d’être univoque.
Tout d’abord, le modèle sémiotique du nominisme articulant les noms et les choses reparaît invinciblement ; c’est ainsi que certains auteurs distinguent trois sortes d’objets scientifiques : l’objet dit
prochain (la conclusion de la démonstration), l’objet lointain (le terme posé dans la conclusion), l’objet plus lointain (la chose signifiée par la conclusion). Ensuite, et surtout, il existe au sein même du nominalisme un antagonisme fondamental entre ceux qui, comme Ockham, soutiennent que « l’objet de la science est la proposition seule [sola propositio] en tant que vraie », et ceux qui, comme Grégoire de Rimini et Ugolin d’Orvieto, pensent que « l’objet de la science est le signifiable complexe [significabile complexe], qui est le signifié propre et adéquat de la proposition ». On le voit, si la nouveauté de l’approche propositionnelle tire parti de la thèse d’Aristote selon laquelle les noms ne sont ni vrais ni faux, elle ne peut empêcher une réapparition de la question du nom, au sens où une partie notable du courant nominaliste réintroduit, sous forme de « signifiable complexe », un « signifié total » qui, sans être à proprement parler une chose, une res individuelle, porteuse d’un nom, n’en est pas moins comme un fait, un Sachverhalt, un state of affairs, porteur d’une dénomination.
Le nominisme, interprété comme cette tendance à voir dans tout discours une variété de dénomination portant non seulement sur les choses, mais sur les complexes, les faits – ou, pourquoi pas, sur les propositions elles-mêmes –, est donc comme une tentation permanente pour la pensée médiévale. En d’autres mots, si la logique médiévale du sens est une logique propositionnelle, elle reste aussi fondamentalement une logique du nom. Deux siècles avant Grégoire de Rimini, Abélard, pourtant si peu enclin au réalisme ontologique, ne définit-il pas lui aussi le signifié d’une proposition non certes comme une chose, mais comme une « quasi chose » (quasi res) – par exemple le fait que Socrate soit homme –, dénommée non certes par la proposition elle-même (« Socrate est un homme »), mais par cette partie de la proposition, son dictum, qui est comme le « quasi nom » (quasi nomen) de ce sur quoi porte l’assertion : « que-Socrate-soit-homme est (vrai) » (Socratem esse hominem est [verum]) ?
Qu’elle allégorise le réel ou l’aborde à travers le jeu logique des propositions, la pensée médiévale regarde donc le réel à travers ses diverses formes de dénominations. Cependant, et c’est ce qui fait toute la diversité irréductible des attitudes médiévales face au monde, le nominisme n’est pas toute la sémiotique. À considérer le réel à partir du signe, l’homme du Moyen Âge ne fait pas que travailler à sa mise en noms. Il y a d’autres problèmes et d’autres modèles d’articulation sémiotique du réel que le « dépouillement linguistique » du monde décrit par certains historiens récents (R. Paqué). Même haussée du niveau des noms à celui de la proposition, l’analyse du rapport des mots et des choses n’est pas la seule stratégie médiévale pour analyser l’énigme de l’expérience. D’autres outils existent qui participent de l’univers sémiotique sans pour autant se réduire à une pratique purement noministe de la signification. Pour en manifester l’existence, il nous faut maintenant aborder la question même de l’essence de la pensée.
13 09 17