13 09 17

Libera, Encyclopæedia Universalis

Qu’est-ce que connaître pour un tech­ni­cien de l’approche pro­po­si­tion­nelle ? Tout acte de connais­sance est un acte pro­po­si­tion­nel, puisque toute connais­sance est un énon­cé sur le monde. Mais il y a dif­fé­rentes sortes de connais­sances : la connais­sance ordi­naire et la connais­sance scien­ti­fique. L’appréhension, la sai­sie, la per­cep­tion de la nature d’une chose, par exemple d’un homme en tant qu’homme, est à la fois un acte de connais­sance simple et un acte de simple connais­sance ; ce qu’Aristote appelle « la sai­sie des indi­vi­sibles ». La connais­sance véri­table com­mence lorsqu’il y a juge­ment déve­lop­pé, com­po­si­tion de notions, aper­cep­tion non plus d’une chose ou quid­di­té, mais sai­sie de l’inhérence d’un pré­di­cat à un sujet ; et il y a connais­sance scien­ti­fique lorsqu’il y a arti­cu­la­tion de juge­ments, rai­son­ne­ment menant à une conclu­sion. La connais­sance scien­ti­fique n’est pas une nomen­cla­ture ; c’est une suite réglée de rai­son­ne­ments.
Ce modèle syl­lo­gis­tique où culmine l’approche pro­po­si­tion­nelle du réel n’en reste pas moins ici ou là domi­né par le nomi­nisme. Si le réel au sens de la science est l’objet de la science, il faut encore déter­mi­ner ce qu’est cet objet de la science. Il ne suf­fit pas, par exemple, de dire que l’objet de la phy­sique est le « corps en mou­ve­ment », l’« étant en mou­ve­ment » ou le « mou­ve­ment », pour en avoir fini avec la ques­tion médié­vale de l’objet de la phy­sique. En effet, qu’appelle-t-on « objet » ? Si l’on prend la ques­tion à son stade d’élaboration maxi­mal, autre­ment dit dans l’épistémologie du XIVe siècle, on voit rapi­de­ment que le terme moderne d’objet est trop vague pour rendre compte de la pra­tique médié­vale même la plus cou­rante, puisque, en la rigueur des termes, la plu­part des auteurs tar­difs dis­tinguent entre « objet » et « sujet ».
On sait que, tel que le défi­nit Ockham, l’objet (obiec­tum) d’une science est n’importe laquelle des pro­po­si­tions qui y sont démon­trées, son sujet (subiec­tum), le sujet de cha­cune de ces pro­po­si­tions. En tant que science pro­po­si­tion­nelle argu­men­tée et démons­tra­tive, une science a donc autant de sujets qu’elle a d’objets, ou, si l’on pré­fère, « autant de sujets que de conclu­sions » : quot sunt subiec­ta conclu­sio­num, tot sunt subiec­ta scien­tia­rum (In I Sent., Prol., q. 9). Les choses dans le monde, les res, ne sont donc pas l’objet de la science, mais les sujets de la science ; les objets de la science sont les conclu­sions : il y a bien approche méta­lin­guis­tique du réel. Cette approche, cepen­dant, est loin d’être uni­voque.
Tout d’abord, le modèle sémio­tique du nomi­nisme arti­cu­lant les noms et les choses repa­raît invin­ci­ble­ment ; c’est ain­si que cer­tains auteurs dis­tinguent trois sortes d’objets scien­ti­fiques : l’objet dit
pro­chain (la conclu­sion de la démons­tra­tion), l’objet loin­tain (le terme posé dans la conclu­sion), l’objet plus loin­tain (la chose signi­fiée par la conclu­sion). Ensuite, et sur­tout, il existe au sein même du nomi­na­lisme un anta­go­nisme fon­da­men­tal entre ceux qui, comme Ockham, sou­tiennent que « l’objet de la science est la pro­po­si­tion seule [sola pro­po­si­tio] en tant que vraie », et ceux qui, comme Grégoire de Rimini et Ugolin d’Orvieto, pensent que « l’objet de la science est le signi­fiable com­plexe [signi­fi­ca­bile com­plexe], qui est le signi­fié propre et adé­quat de la pro­po­si­tion ». On le voit, si la nou­veau­té de l’approche pro­po­si­tion­nelle tire par­ti de la thèse d’Aristote selon laquelle les noms ne sont ni vrais ni faux, elle ne peut empê­cher une réap­pa­ri­tion de la ques­tion du nom, au sens où une par­tie notable du cou­rant nomi­na­liste réin­tro­duit, sous forme de « signi­fiable com­plexe », un « signi­fié total » qui, sans être à pro­pre­ment par­ler une chose, une res indi­vi­duelle, por­teuse d’un nom, n’en est pas moins comme un fait, un Sachverhalt, un state of affairs, por­teur d’une déno­mi­na­tion.
Le nomi­nisme, inter­pré­té comme cette ten­dance à voir dans tout dis­cours une varié­té de déno­mi­na­tion por­tant non seule­ment sur les choses, mais sur les com­plexes, les faits – ou, pour­quoi pas, sur les pro­po­si­tions elles-mêmes –, est donc comme une ten­ta­tion per­ma­nente pour la pen­sée médié­vale. En d’autres mots, si la logique médié­vale du sens est une logique pro­po­si­tion­nelle, elle reste aus­si fon­da­men­ta­le­ment une logique du nom. Deux siècles avant Grégoire de Rimini, Abélard, pour­tant si peu enclin au réa­lisme onto­lo­gique, ne défi­nit-il pas lui aus­si le signi­fié d’une pro­po­si­tion non certes comme une chose, mais comme une « qua­si chose » (qua­si res) – par exemple le fait que Socrate soit homme –, dénom­mée non certes par la pro­po­si­tion elle-même (« Socrate est un homme »), mais par cette par­tie de la pro­po­si­tion, son dic­tum, qui est comme le « qua­si nom » (qua­si nomen) de ce sur quoi porte l’assertion : « que-Socrate-soit-homme est (vrai) » (Socratem esse homi­nem est [verum]) ?
Qu’elle allé­go­rise le réel ou l’aborde à tra­vers le jeu logique des pro­po­si­tions, la pen­sée médié­vale regarde donc le réel à tra­vers ses diverses formes de déno­mi­na­tions. Cependant, et c’est ce qui fait toute la diver­si­té irré­duc­tible des atti­tudes médié­vales face au monde, le nomi­nisme n’est pas toute la sémio­tique. À consi­dé­rer le réel à par­tir du signe, l’homme du Moyen Âge ne fait pas que tra­vailler à sa mise en noms. Il y a d’autres pro­blèmes et d’autres modèles d’articulation sémio­tique du réel que le « dépouille­ment lin­guis­tique » du monde décrit par cer­tains his­to­riens récents (R. Paqué). Même haus­sée du niveau des noms à celui de la pro­po­si­tion, l’analyse du rap­port des mots et des choses n’est pas la seule stra­té­gie médié­vale pour ana­ly­ser l’énigme de l’expérience. D’autres outils existent qui par­ti­cipent de l’univers sémio­tique sans pour autant se réduire à une pra­tique pure­ment nomi­niste de la signi­fi­ca­tion. Pour en mani­fes­ter l’existence, il nous faut main­te­nant abor­der la ques­tion même de l’essence de la pen­sée.

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« Pensée médié­vale » Encyclopæedia Universalis
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