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Le dire de la poé­sie qui est dire d’a­mour n’est pas une théo­rie de l’a­mour. Il n’y a pas de théo­rie de l’a­mour des trou­ba­dours, ou encore : tout le grand chant est théo­rie d’a­mour ; le vrai de l’a­mour est dit d’é­vi­dence, est dit en rimes, en rap­pro­che­ments, en oppo­si­tions, en échos de rimes, est dit en rythme. La mala­die expli­ca­tive ne les atteint pas.

Approcher la théo­rie d’a­mour des trou­ba­dours exige un effort indi­rect, une confron­ta­tion de can­so à can­so : elles se répondent d’un bord à l’autre du champ des rimes ; sai­sir le sens dans les ombres entre deux strophes, dans la réfrac­tion de toutes ces voix : Jaufre Rudel et Bernart de Ventadour, Giraut de Bornelh et Raimbaut d’Orange, Arnaut Daniel, Peire Vidal ou Raimbaut de Vaqueiras. C’est inter­ro­ger les « bio­gra­phies », les vidas et razos (des « com­men­taires » des can­sos les plus célè­bres), où à tra­vers les récits et les contes ce n’est pas la véri­té docu­men­taire (celle que cherchent patiem­ment les spé­cia­listes de la poé­sie pro­ven­çale) qui importe seule mais la leçon, l’  »exemple », la mise en évi­dence didac­tique des fon­de­ments de l’a­mour que de manière oblique, sub­tile, iro­nique ou polé­mique les rédac­teurs des vidas (des trou­ba­dours sans doute eux­-mêmes) ont insi­nués dans leur prose, inven­tant du même coup un genre, celui de la fic­tion courte en prose, cette petite forme de prose des­ti­née à une faveur consi­dé­rable elle aus­si, à une pos­térité immense (le déca­mé­ron, par exemple, en pro­cède), sous divers noms : nou­velle, cuen­to, « vies brèves »…

On peut enfin lire quelque chose du sens de la théo­rie d’a­mour en dehors du tro­bar, car les réac­tions, les influences du grand chant sur les lit­té­ra­tures médié­vales ont été immen­ses. On peut envi­sa­ger, et c’est l’hy­po­thèse qui est rete­nue ici, que la pre­mière prose de roman, celle du Lancelot en prose, à la suite du roman en vers, octo­syl­la­biques, de Chrétien de Troyes est une immense illus­tra­tion polé­mique de l’amors. La théo­rie de l’a­mors ne s’ex­plique pas, elle n’est pas dicible en des termes autres que les poèmes mêmes où elle appa­raît, mais on peut, indi­rec­te­ment, la mon­trer. Le roman d’a­mour médié­val est, très lar­ge­ment, la mise en œuvre de cette « monstra­tion » la mani­fes­ta­tion roma­nesque de l’a­mors.

La Fleur inverse [Ramsay, 1986]
Les Belles Lettres 2009
p. 12–13
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