30 06 21

Parce que les hommes croient que les mots contiennent un effet moteur, […] les sons pro­duits en acte émettent des rayons comme le font les autres choses en acte, et ils agissent sur le monde des élé­ments de la même manière que les autres choses indi­vi­duelles. Et du fait qu’il existe d’in­nom­brables sons dif­fé­rents, cha­cun d’eux, pro­non­cé en acte, a son effet propre, dif­fé­rent de l’ef­fet des autres, dans les autres choses com­po­sées d’élé­ments. L’harmonie céleste donne leur effet propre aux sons, ain­si qu’aux herbes et à d’autres choses et, de la même manière, elle donne des effets qua­li­ta­ti­ve­ment très variés dans des choses dif­fé­rentes.
[…] Certains sons ont un effet sur le feu, d’autres sur l’air, l’eau ou la terre. Il y a des sons pro­non­cés qui ont un effet sur les ani­maux, d’autres sur les végé­taux. Certains ont un effet sur une espèce d’a­ni­maux ou une espèce de végé­taux, d’autres sur une autre. Et de même cer­tains sons ont un pou­voir sur un genre d’ac­ci­dents, d’autres sur un autre.
De même, cer­tains sons ont un pou­voir à un cer­tain moment, d’autres à un autre moment. Certains ont un pou­voir dans un lieu, d’autres dans un autre. Certains ont un effet par soi, d’autres seule­ment lors­qu’ils sont pro­non­cés avec d’autres sons. Certains ont un effet par­ti­cu­lier lors­qu’ils sont pro­non­cés d’une cer­taine manière, d’autres lors­qu’ils sont pro­non­cés d’une autre manière. Certains ont un effet seule­ment lors­qu’ils sont pro­non­cés une fois, d’autres seule­ment lors­qu’ils sont pro­non­cés plu­sieurs fois. De même, cer­tains ont un effet par soi, d’autres seule­ment s’ils sont asso­ciés à une action par­ti­cu­lière.
[…] L’air, et les sub­stances qui ont la nature la plus proche de celle de l’air, sont les matières les plus appro­priées à l’ac­tion des paroles. Les paroles sont en effet des formes aériennes, et c’est pour cette rai­son qu’elles sont plus opé­rantes sur une matière aérienne que sur une autre. De plus, l’air reçoit plus faci­le­ment les impres­sions que les autres élé­ments, et c’est pour­quoi les paroles ont plus d’ef­fi­ca­ci­té sur les corps et les qua­li­tés aériennes que sur les corps et les qua­li­tés des autres élé­ments, bien que cer­tains mots obtiennent un effet sur ces der­niers.
De là vient le fait que cer­tains mots, pro­non­cés rituel­le­ment, modi­fient la sen­sa­tion des ani­maux, et des hommes en par­ti­cu­lier. En effet, l’es­prit humain est de nature aérienne, et de ce fait les mots, comme d’autres choses, pro­voquent faci­le­ment un chan­ge­ment en lui. De là vient aus­si le fait que des images appa­raissent dans le miroir consa­cré grâce à la pro­non­cia­tion de cer­tains mots, et que par­fois se font entendre des paroles non pro­non­cées par l’homme. De là vient aus­si le fait que, durant la pro­non­cia­tion de cer­tains mots, des images venues de l’ex­té­rieur se forment dans l’i­ma­gi­na­tion, la rai­son et la mémoire de l’homme envoû­té.
[…] L’esprit humain ou celui d’un autre ani­mal, ain­si modi­fié, pro­duit dans son sujet une volon­té de mou­voir ses membres selon un cer­tain type de mou­ve­ment, local ou autre. Il n’a­vait pas cette volon­té aupa­ra­vant, et ne l’au­rait pas eue si ces mots n’a­vaient été pro­non­cés. Les mots altèrent aus­si la volon­té elle-même.
C’est pour­quoi l’on chasse de leur refuge, grâce aux mots, les scor­pions, les loups, les lions, les rats et les mouches, et c’est de cette manière que l’on appelle par­fois les ani­maux et les oiseaux dans les lieux où ils attendent leur cap­ture. En effet, dans de tels cas, soit la volon­té natu­relle suit le mou­ve­ment des esprits de l’a­ni­mal enchan­té, pro­duit par les mots, soit par sa propre volon­té se trouve en elle-même alté­rée, ayant été trans­for­mée en une forme nou­velle par les mots, forme qu’elle n’au­rait pas eue en sui­vant le cours natu­rel des choses.
Mais d’autre part, bien que leur effet soit plus grand et plus facile dans une matière spi­ri­tuelle, les mots pro­non­cés avec la solen­ni­té requise ont cepen­dant l’ef­fet et la pro­prié­té de trans­for­mer tous les élé­ments en cer­taines formes natu­relles afin qu’ils ne pro­duisent pas ce qu’ils auraient effec­tué dans le cours ordi­naire des choses.
En effet la terre, bien qu’elle soit froide natu­rel­le­ment, se réchauffe et retient la cha­leur par la puis­sance des mots. L’eau, aus­si, qui par sa nature propre per­met aux corps pesants de la péné­trer, se voit pri­vée de cette nature par la puis­sance de cer­tains mots, et c’est ain­si que le fer peut voguer sur l’eau. L’air cesse aus­si de souf­fler et d’en­gen­drer la pluie par l’ac­tion des mots. Par des mots, le feu cesse éga­le­ment de brû­ler, même ali­men­té en com­bus­tible.
Il s’en­suit de cela que des corps pesants sont sou­vent entraî­nés dans les airs, contrai­re­ment au cours nor­mal de leur nature. Les corps légers aus­si des­cendent vers le bas par la puis­sance des mots, et les mots pro­duisent aus­si des éclairs, du ton­nerre, des nuages, des ténèbres et autres acci­dents des élé­ments.
[…] Il importe peu, afin d’a­voir un effet moteur, que les opé­ra­tions et les pas­sions par les­quelles se fait l’ad­ju­ra­tion existent ou n’existent pas, et qu’elles aient ou non exis­té, pour­vu que celui qui adjure ait un désir intense avec la solen­ni­té requise. Parfois en effet, les faux dis­cours pro­duisent, comme les vrais, un effet moteur dans la matière grâce à la libé­ra­li­té céleste.
[…] Et ce que nous avons dit du pou­voir des mots est suf­fi­sant.

De radiis
chap. 6 : La puis­sance des mots
trad. Didier Ottaviani
Allia 2003
p. 40–70
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