Une certitude à la fois distante, vague, mais intime et forte, donne une unité à un labeur continu, s’oublie dans l’enthousiasme local des découvertes, mais revient à point nommé dès que les obstacles, les échecs, les découragements s’accumulent.
Il était entendu, c’est-à-dire que je m’étais entendu avec moi-même pour reconnaître que rien ne pouvait être prétexte à cesser. « À quoi bon ? », me disait le démon nocturne, ou son double fraternel et sournois, le démon méridien : « À cela », répondais-je ; cela, le double futur du roman et du projet, qui est beaucoup plus que la thèse de mathématique (quand elle n’avance pas), (et plus tard quand elle est achevée, ce qui n’est pas mieux), beaucoup plus que le livre de poèmes (un échafaudage de sonnets).
Car cela, ma réponse aux démons, mon style pour les dompter (le « style », dit rakki tai), est plus, plus ambitieux, plus immense ; et surtout, toujours futur, toujours à faire. De la même étoffe (c’est le même tour de passe-passe) est ce qui est nommé « instinct de vie ».
Pendant les neuf premières années (comme il est dit au chapitre 2, « La chaîne »), je n’ai pas remis en cause la décision. Je n’étais pas oublieux de son contraire (car le démon nocturne et son frère de midi, le soleil double et noir au méridien de midi, emplissant le ciel vide de la perte de temps, me le présentaient à l’occasion), mais j’avais ma réponse toute prête : j’ai cela à faire, qui conduira au roman, au projet, qui en fera plus tard partie. J’en étais sûr.
De quoi pouvait bien me venir une telle certitude, qui n’était guère appuyée sur un avancement effectif de l’un ou de l’autre ? (Et il a suffi de regarder enfin cette vérité en face pour que tout s’écroule, un instant, avant de se rebâtir encore, mais autre, pour encore neuf années.)
Du rêve. Il n’y a pas d’autre possibilité.
La présence du rêve, en arrière-plan de ma vie, s’apparentait à une sorte d’édredon, ou d’oreiller de plume (un entassement d’oreillers plutôt, car il y avait plusieurs couches superposées de certitudes apaisantes), sur, ou sous lequel (lesquels) on voit, s’éveillant avec un inattendu sentiment de vacance, s’étendre devant soi une interminable journée lumineuse, faite de jardins, de promenade, d’amour, de lecture, de découverte. Sans bouger encore, on s’imagine. Il y aura du ciel, un ciel de bleu léger, des nuages tendres, une lune de jour peut-être, petite, prête à fondre, nuage elle-même. Il y aura une eau bougeante, entre des herbes.
De loin en loin, pourtant, j’entrevoyais un fond noir.
Comme parfois on s’imagine, en telle rêverie oiseuse, l’au-delà du visible du ciel, le fond de ciel comme on dit un « fond d’œil », le dessus-dessous de ce bleu qui vous trouble quand on y laisse s’immobiliser son regard ; plus loin que le ciel, on voit noir. L’entre-les-étoiles, le vide interstellaire des « space-operas », on le sent noir. Peut-être faut-il regretter l’imagerie encore si vivace à la Renaissance, l’emboîtement de sphères jusqu’à l’ultime, l’englobante du tout, la Sphère Céleste, ce grand et scintillant compotier d’astres, sans au-delà, ou un au-delà qui n’était que l’habitacle vaporeux, un rien-tout, demeure d’une pas trop pensable divinité (je parle d’une vision naïve, semi-cultivée, comme aurait pu être la mienne, disons, vers 1600).
Poursuivant cette comparaison (« j’aime cette comparaison »), je dirais que ces premières années après le rêve était dans ma vie une Renaissance sous le signe d’une cosmologie lumineuse et peuplée d’innombrables correspondances entre macrocosme et microcosme. Quelque effervescence de « poursuites » intellectuelles se manifestait sous la couverture des astres : la mathématique, la poésie, le sol solide, solidaires. Ce qui veut dire que tout cela était d’une fragilité absolue. J’étais porteur d’une certitude à l’avance ruinée, mais je ne le savais pas. Je ne le savais pas et de ne pas le savoir je pouvais avancer vers la révélation de la ruine en m’imaginant me rapprocher du commencement de la connaissance, inséparable du début de l’accomplissement. On a dit que toute vie bonne est une préparation à mourir. Cette partie de ma vie, ces neuf années, était plutôt une préparation à vivre : vivre serait le Projet.
19 01 16
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chap. 5
: « Rêve, décision, « projet » »
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p. 161–163