19 01 16

Une cer­ti­tude à la fois dis­tante, vague, mais intime et forte, donne une uni­té à un labeur conti­nu, s’oublie dans l’enthousiasme local des décou­vertes, mais revient à point nom­mé dès que les obs­tacles, les échecs, les décou­ra­ge­ments s’accumulent.
Il était enten­du, c’est-à-dire que je m’étais enten­du avec moi-même pour recon­naître que rien ne pou­vait être pré­texte à ces­ser. « À quoi bon ? », me disait le démon noc­turne, ou son double fra­ter­nel et sour­nois, le démon méri­dien : « À cela », répon­dais-je ; cela, le double futur du roman et du pro­jet, qui est beau­coup plus que la thèse de mathé­ma­tique (quand elle n’avance pas), (et plus tard quand elle est ache­vée, ce qui n’est pas mieux), beau­coup plus que le livre de poèmes (un écha­fau­dage de son­nets).
Car cela, ma réponse aux démons, mon style pour les domp­ter (le « style », dit rak­ki tai), est plus, plus ambi­tieux, plus immense ; et sur­tout, tou­jours futur, tou­jours à faire. De la même étoffe (c’est le même tour de passe-passe) est ce qui est nom­mé « ins­tinct de vie ».
Pendant les neuf pre­mières années (comme il est dit au cha­pitre 2, « La chaîne »), je n’ai pas remis en cause la déci­sion. Je n’étais pas oublieux de son contraire (car le démon noc­turne et son frère de midi, le soleil double et noir au méri­dien de midi, emplis­sant le ciel vide de la perte de temps, me le pré­sen­taient à l’occasion), mais j’avais ma réponse toute prête : j’ai cela à faire, qui condui­ra au roman, au pro­jet, qui en fera plus tard par­tie. J’en étais sûr.
De quoi pou­vait bien me venir une telle cer­ti­tude, qui n’était guère appuyée sur un avan­ce­ment effec­tif de l’un ou de l’autre ? (Et il a suf­fi de regar­der enfin cette véri­té en face pour que tout s’écroule, un ins­tant, avant de se rebâ­tir encore, mais autre, pour encore neuf années.)
Du rêve. Il n’y a pas d’autre pos­si­bi­li­té.
La pré­sence du rêve, en arrière-plan de ma vie, s’apparentait à une sorte d’édredon, ou d’oreiller de plume (un entas­se­ment d’oreillers plu­tôt, car il y avait plu­sieurs couches super­po­sées de cer­ti­tudes apai­santes), sur, ou sous lequel (les­quels) on voit, s’éveillant avec un inat­ten­du sen­ti­ment de vacance, s’étendre devant soi une inter­mi­nable jour­née lumi­neuse, faite de jar­dins, de pro­me­nade, d’amour, de lec­ture, de décou­verte. Sans bou­ger encore, on s’imagine. Il y aura du ciel, un ciel de bleu léger, des nuages tendres, une lune de jour peut-être, petite, prête à fondre, nuage elle-même. Il y aura une eau bou­geante, entre des herbes.
De loin en loin, pour­tant, j’entrevoyais un fond noir.
Comme par­fois on s’imagine, en telle rêve­rie oiseuse, l’au-delà du visible du ciel, le fond de ciel comme on dit un « fond d’œil », le des­sus-des­sous de ce bleu qui vous trouble quand on y laisse s’immobiliser son regard ; plus loin que le ciel, on voit noir. L’entre-les-étoiles, le vide inter­stel­laire des « space-ope­ras », on le sent noir. Peut-être faut-il regret­ter l’imagerie encore si vivace à la Renaissance, l’emboîtement de sphères jusqu’à l’ultime, l’englobante du tout, la Sphère Céleste, ce grand et scin­tillant com­po­tier d’astres, sans au-delà, ou un au-delà qui n’était que l’habitacle vapo­reux, un rien-tout, demeure d’une pas trop pen­sable divi­ni­té (je parle d’une vision naïve, semi-culti­vée, comme aurait pu être la mienne, disons, vers 1600).
Poursuivant cette com­pa­rai­son (« j’aime cette com­pa­rai­son »), je dirais que ces pre­mières années après le rêve était dans ma vie une Renaissance sous le signe d’une cos­mo­lo­gie lumi­neuse et peu­plée d’innombrables cor­res­pon­dances entre macro­cosme et micro­cosme. Quelque effer­ves­cence de « pour­suites » intel­lec­tuelles se mani­fes­tait sous la cou­ver­ture des astres : la mathé­ma­tique, la poé­sie, le sol solide, soli­daires. Ce qui veut dire que tout cela était d’une fra­gi­li­té abso­lue. J’étais por­teur d’une cer­ti­tude à l’avance rui­née, mais je ne le savais pas. Je ne le savais pas et de ne pas le savoir je pou­vais avan­cer vers la révé­la­tion de la ruine en m’imaginant me rap­pro­cher du com­men­ce­ment de la connais­sance, insé­pa­rable du début de l’accomplissement. On a dit que toute vie bonne est une pré­pa­ra­tion à mou­rir. Cette par­tie de ma vie, ces neuf années, était plu­tôt une pré­pa­ra­tion à vivre : vivre serait le Projet.

Le grand incen­die de Londres
chap. 5 : Rêve, déci­sion, « pro­jet »
Seuil 1989
p. 161–163