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La fré­né­sie joyeuse était à son plus haut point ; on n’entendait plus que des sou­pirs convul­sifs, des glous­se­ments inar­ti­cu­lés. Le rire avait per­du son timbre et tour­nait au gro­gne­ment, le spasme suc­cé­dait au plai­sir ; le refrain de Daucus-Carota allait deve­nir vrai.

Déjà plu­sieurs haschi­schins anéan­tis avaient rou­lé à terre avec cette molle lour­deur de l’ivresse qui rend les chutes peu dan­ge­reuses ; des excla­ma­tions telles que celles-ci : « Mon Dieu, que je suis heu­reux ! quelle féli­ci­té ! je nage dans l’extase ! je suis en para­dis ! je plonge dans les abîmes de délices ! » se croi­saient, se confon­daient, se cou­vraient.

Des cris rauques jaillis­saient des poi­trines oppres­sées ; les bras se ten­daient éper­du­ment vers quelque vision fugi­tive ; les talons et les nuques tam­bou­ri­naient sur le plan­cher. Il était temps de jeter une goutte d’eau froide sur cette vapeur brû­lante, ou la chau­dière eût écla­té.

L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plai­sir, et qui en a tant pour la dou­leur, n’aurait pu sup­por­ter une plus haute pres­sion de bon­heur.

Un des membres du club, qui n’avait pas pris part à la volup­tueuse intoxi­ca­tion afin de sur­veiller la fan­ta­sia et d’empêcher de pas­ser par les fenêtres ceux d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, ouvrit la caisse du pia­no et s’assit. Ses deux mains, tom­bant ensemble, s’enfoncèrent dans l’ivoire du cla­vier, et un glo­rieux accord réson­nant avec force fit taire toutes les rumeurs et chan­gea la direc­tion de l’ivresse.

Le thème atta­qué était, je crois, l’air d’Agathe dans le Freyschütz ; cette mélo­die céleste eut bien­tôt dis­si­pé, comme un souffle qui balaye des nuées dif­formes, les visions ridi­cules dont j’étais obsé­dé. Les larves gri­ma­çantes se reti­rèrent en ram­pant sous les fau­teuils où elles se cachèrent entre les plis des rideaux en pous­sant de petits sou­pirs étouf­fés, et de nou­veau il me sem­bla que j’étais seul dans le salon.

L’orgue colos­sal de Fribourg ne pro­duit pas, à coup sûr, une masse de sono­ri­té plus grande que le pia­no tou­ché par le voyant (on appelle ain­si l’adepte sobre). Les notes vibraient avec tant de puis­sance qu’elles m’entraient dans la poi­trine comme des flèches lumi­neuses ; bien­tôt l’air joué me parut sor­tir de moi-même ; mes doigts s’agitaient sur un cla­vier absent ; les sons en jaillis­saient bleus et rouges, en étin­celles élec­triques ; l’âme de Weber s’était incar­née en moi.

Le mor­ceau ache­vé, je conti­nuai par des impro­vi­sa­tions inté­rieures, dans le goût du maître alle­mand, qui me cau­saient des ravis­se­ments inef­fables ; quel dom­mage qu’une sté­no­gra­phie magique n’ait pu recueillir ces mélo­dies ins­pi­rées, enten­dues de moi seul, et que je n’hésite pas, c’est bien modeste de ma part, à mettre au-des­sus des chefs‑d’œuvre de Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.

Ô Pillet ! ô Vatel ! un des trente opé­ras que je fis en dix minutes vous enri­chi­rait en six mois.

À la gaie­té un peu convul­sive du com­men­ce­ment avait suc­cé­dé un bien-être indé­fi­nis­sable, un calme sans bornes.

J’étais dans cette période bien­heu­reuse du haschisch que les Orientaux appellent le kief. Je ne sen­tais plus mon corps ; les liens de la matière et de l’esprit étaient déliés ; je me mou­vais par ma seule volon­té dans un milieu qui n’offrait pas de résis­tance.

C’est ain­si, je l’imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aro­mal où nous irons après notre mort.

Une vapeur bleuâtre, un jour ély­séen, un reflet de grotte azu­rine, for­maient dans la chambre une atmo­sphère où je voyais vague­ment trem­bler des contours indé­cis ; cette atmo­sphère, à la fois fraîche et tiède, humide et par­fu­mée, m’enveloppait, comme l’eau d’un bain, dans un bai­ser d’une dou­ceur éner­vante ; si je vou­lais chan­ger de place, l’air cares­sant fai­sait autour de moi mille remous volup­tueux ; une lan­gueur déli­cieuse s’emparait de mes sens et me ren­ver­sait sur le sofa, où je m’affaissais comme un vête­ment qu’on aban­donne.

Je com­pris alors le plai­sir qu’éprouvent, sui­vant leur degré de per­fec­tion, les esprits et les anges en tra­ver­sant les éthers et les cieux, et à quoi l’éternité vou­lait s’occuper dans les para­dis.

Rien de maté­riel ne se mêlait à cette extase ; aucun désir ter­restre n’en alté­rait la pure­té. D’ailleurs, l’amour lui-même n’aurait pu l’augmenter, Roméo haschi­schin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, se pen­chant dans les jas­mins, eût ten­du en vain du haut du bal­con, à tra­vers la nuit, ses beaux bras d’albâtre, Roméo serait res­té au bas de l’échelle de soie, et, quoique je sois éper­du­ment amou­reux de l’ange de jeu­nesse et de beau­té créé par Shakspeare, je dois conve­nir que la plus belle fille de Vérone, pour un haschi­schin, ne vaut pas la peine de se déran­ger.

Aussi je regar­dais d’un œil pai­sible, bien que char­mé, la guir­lande de femmes idéa­le­ment belles qui cou­ron­naient la frise de leur divine nudi­té ; je voyais luire des épaules de satin, étin­ce­ler des seins d’argent, pla­fon­ner de petits pieds à plantes roses, ondu­ler des hanches opu­lentes, sans éprou­ver la moindre ten­ta­tion. Les spectres char­mants qui trou­blaient saint Antoine n’eussent eu aucun pou­voir sur moi.

Par un pro­dige bizarre, au bout de quelques minutes de contem­pla­tion, je me fon­dais dans l’objet fixé et je deve­nais moi-même cet objet.

Ainsi je m’étais trans­for­mé en nymphe syrinx, parce que la fresque repré­sen­tait en effet la fille du Ladon pour­sui­vie par Pan.

J’éprouvais toutes les ter­reurs de la pauvre fugi­tive, et je cher­chais à me cacher der­rière des roseaux fan­tas­tiques pour évi­ter le monstre à pieds de bouc.

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« Le Club des Haschischins » Romans et Contes [1863]
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chap. 7
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