31 12 17

En géné­ral, cette image du « public » ne s’affiche pas. Elle n’habite pas moins la pré­ten­tion qu’ont les « pro­duc­teurs » d’infor­mer une popu­la­tion, c’est-à-dire de « don­ner forme » aux pra­tiques sociales. Les pro­tes­ta­tions mêmes contre la vulgarisation/vulgarité des médias relèvent sou­vent d’une pré­ten­tion péda­go­gique ana­logue ; por­tée à croire ses propres modèles cultu­rels néces­saires au peuple en vue ‘une édu­ca­tion des esprits et d’une élé­va­tion des cœurs, l’élite émue par le « bas niveau » des canards ou de la télé pos­tule tou­jours que le public est mode­lé par les pro­duits qu’on lui impose. C’est là se méprendre sur l’acte de « consom­mer ». On sup­pose qu’« assi­mi­ler » signi­fie néces­sai­re­ment « deve­nir sem­blable à » ce qu’on absorbe, et non le « rendre sem­blable » à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réap­pro­prier.
Entre ces deux signi­fi­ca­tions pos­sibles, le choix s’impose, et d’abord au titre d’une his­toire dont l’horizon doit être esquis­sé. « Il était une fois… »
Au XVIIIe siècle, l’idéologie des Lumières vou­lait que le livre soit capable de réfor­mer la socié­té, que la vul­ga­ri­sa­tion sco­laire trans­forme les mœurs et les cou­tumes, qu’une élite ait avec ses pro­duits, si leur dif­fu­sion cou­vrait le ter­ri­toire, le pou­voir de remo­de­ler la nation. Ce mythe de l’Éducation a ins­crit une théo­rie de la consom­ma­tion dans les struc­tures de la poli­tique cultu­relle. Certes, par la logique du déve­lop­pe­ment tech­nique et éco­no­mique qu’elle mobi­li­sait, cette poli­tique a été conduite jusqu’au sys­tème actuel qui inverse l’idéologie hier sou­cieuse de répandre les « Lumières ». Les moyens de dif­fu­sion l’emportent désor­mais sur les idées véhi­cu­lées. Le médium rem­place le mes­sage. Les pro­cé­dures « péda­go­giques » dont le réseau sco­laire a été le sup­port se sont déve­lop­pées au pont d’abandonner comme inutile ou de bri­ser le « corps » pro­fes­so­ral qui les a per­fec­tion­nées pen­dant deux siècles : elles com­posent aujourd’hui l’appareil qui, en accom­plis­sant le rêve ancien d’encadrer tous les citoyens et cha­cun en par­ti­cu­lier, détruit peu à peu la fina­li­té, les convic­tions et les ins­ti­tu­tions sco­laires des Lumières. En somme, tout se passe dans l’Éducation comme si la forme de sa mise en place tech­nique s’était réa­li­sée déme­su­ré­ment, en éli­mi­nant le conte­nu même qui l’a ren­due pos­sible et qui dès lors perd son uti­li­té sociale. Mais tout au long de cette évo­lu­tion, l’idée d’une pro­duc­tion de la socié­té par un sys­tème « scrip­tu­raire » n’a ces­sé d’avoir pour corol­laire la convic­tion qu’avec plus ou moins de résis­tance, le public est mode­lé par l’écrit (ver­bal ou ico­nique), qu’il devient sem­blable à ce qu’il reçoit, enfin qu’il est impri­mé par et comme le texte qui lui est impo­sé.
Hier, ce texte était sco­laire. Aujourd’hui, le texte, c’est la socié­té elle-même. Il a forme urba­nis­tique, indus­trielle, com­mer­ciale ou télé­vi­sée. Mais la muta­tion qui a fait pas­ser de l’archéologie sco­laire à la tech­no­cra­tie des médias n’a pas enta­mé le pos­tu­lat d’une pas­si­vi­té propre à la consom­ma­tion – un pos­tu­lat qui jus­te­ment doit être dis­cu­té. Elle l’a ren­for­cé plu­tôt : l’implantation mas­sive d’enseignements nor­ma­li­sée a ren­du impos­sibles ou invi­sibles les rela­tions inter­sub­jec­tives de l’apprentissage tra­di­tion­nel ; les tech­ni­ciens « infor­ma­teurs » ont donc été mués, par la sys­té­ma­ti­sa­tion des entre­prises, en fonc­tion­naires cla­que­mu­rés dans une spé­cia­li­té et de plus ou en plus igno­rant des uti­li­sa­teurs ; la logique pro­duc­ti­viste elle-même, en iso­lant les pro­duc­teurs, les a ame­nés à sup­po­ser qu’il n’y a pas de créa­ti­vi­té chez les consom­ma­teurs ; un aveu­gle­ment réci­proque, géné­ré par ce sys­tème, a fini par faire croire aux uns et aux autres que l’initiative ne se loge que dans les labo­ra­toires tech­niques. Même l’analyse de la répres­sion exer­cée par les dis­po­si­tifs de ce sys­tème d’encadrement dis­ci­pli­naire pos­tule encore un public pas­sif, « infor­mé », trai­té, mar­qué et sans rôle his­to­rique.
L’efficace de la pro­duc­tion implique l’inertie de la consom­ma­tion. Elle pro­duit l’idéologie de la consom­ma­tion-récep­tacle. Effet d’une idéo­lo­gie de classe et d’un aveu­gle­ment tech­nique, cette légende est néces­saire au sys­tème qui dis­tingue et pri­vi­lé­gie des auteurs, des péda­gogues, des révo­lu­tion­naires, en un mot des « pro­duc­teurs » par rap­port à ceux qui ne le sont pas. À récu­ser la « consom­ma­tion » telle qu’elle a été conçue et (natu­rel­le­ment) confir­mée par ces entre­prises d’« auteurs », on se donne la chance de décou­vrir une acti­vi­té créa­trice là où elle a été déniée, et de rela­ti­vi­ser l’exorbitante pré­ten­tion qu’a une pro­duc­tion (réelle mais par­ti­cu­lière) de faire l’histoire en « infor­mant » l’ensemble d’un pays.

L’invention du quo­ti­dien
t. 1 « arts de faire »
Folio essai 1990
p. 240
actif/passif consommateur consommation de certeau information lecture livre