En général, cette image du « public » ne s’affiche pas. Elle n’habite pas moins la prétention qu’ont les « producteurs » d’informer une population, c’est-à-dire de « donner forme » aux pratiques sociales. Les protestations mêmes contre la vulgarisation/vulgarité des médias relèvent souvent d’une prétention pédagogique analogue ; portée à croire ses propres modèles culturels nécessaires au peuple en vue ‘une éducation des esprits et d’une élévation des cœurs, l’élite émue par le « bas niveau » des canards ou de la télé postule toujours que le public est modelé par les produits qu’on lui impose. C’est là se méprendre sur l’acte de « consommer ». On suppose qu’« assimiler » signifie nécessairement « devenir semblable à » ce qu’on absorbe, et non le « rendre semblable » à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réapproprier.
Entre ces deux significations possibles, le choix s’impose, et d’abord au titre d’une histoire dont l’horizon doit être esquissé. « Il était une fois… »
Au XVIIIe siècle, l’idéologie des Lumières voulait que le livre soit capable de réformer la société, que la vulgarisation scolaire transforme les mœurs et les coutumes, qu’une élite ait avec ses produits, si leur diffusion couvrait le territoire, le pouvoir de remodeler la nation. Ce mythe de l’Éducation a inscrit une théorie de la consommation dans les structures de la politique culturelle. Certes, par la logique du développement technique et économique qu’elle mobilisait, cette politique a été conduite jusqu’au système actuel qui inverse l’idéologie hier soucieuse de répandre les « Lumières ». Les moyens de diffusion l’emportent désormais sur les idées véhiculées. Le médium remplace le message. Les procédures « pédagogiques » dont le réseau scolaire a été le support se sont développées au pont d’abandonner comme inutile ou de briser le « corps » professoral qui les a perfectionnées pendant deux siècles : elles composent aujourd’hui l’appareil qui, en accomplissant le rêve ancien d’encadrer tous les citoyens et chacun en particulier, détruit peu à peu la finalité, les convictions et les institutions scolaires des Lumières. En somme, tout se passe dans l’Éducation comme si la forme de sa mise en place technique s’était réalisée démesurément, en éliminant le contenu même qui l’a rendue possible et qui dès lors perd son utilité sociale. Mais tout au long de cette évolution, l’idée d’une production de la société par un système « scripturaire » n’a cessé d’avoir pour corollaire la conviction qu’avec plus ou moins de résistance, le public est modelé par l’écrit (verbal ou iconique), qu’il devient semblable à ce qu’il reçoit, enfin qu’il est imprimé par et comme le texte qui lui est imposé.
Hier, ce texte était scolaire. Aujourd’hui, le texte, c’est la société elle-même. Il a forme urbanistique, industrielle, commerciale ou télévisée. Mais la mutation qui a fait passer de l’archéologie scolaire à la technocratie des médias n’a pas entamé le postulat d’une passivité propre à la consommation – un postulat qui justement doit être discuté. Elle l’a renforcé plutôt : l’implantation massive d’enseignements normalisée a rendu impossibles ou invisibles les relations intersubjectives de l’apprentissage traditionnel ; les techniciens « informateurs » ont donc été mués, par la systématisation des entreprises, en fonctionnaires claquemurés dans une spécialité et de plus ou en plus ignorant des utilisateurs ; la logique productiviste elle-même, en isolant les producteurs, les a amenés à supposer qu’il n’y a pas de créativité chez les consommateurs ; un aveuglement réciproque, généré par ce système, a fini par faire croire aux uns et aux autres que l’initiative ne se loge que dans les laboratoires techniques. Même l’analyse de la répression exercée par les dispositifs de ce système d’encadrement disciplinaire postule encore un public passif, « informé », traité, marqué et sans rôle historique.
L’efficace de la production implique l’inertie de la consommation. Elle produit l’idéologie de la consommation-réceptacle. Effet d’une idéologie de classe et d’un aveuglement technique, cette légende est nécessaire au système qui distingue et privilégie des auteurs, des pédagogues, des révolutionnaires, en un mot des « producteurs » par rapport à ceux qui ne le sont pas. À récuser la « consommation » telle qu’elle a été conçue et (naturellement) confirmée par ces entreprises d’« auteurs », on se donne la chance de découvrir une activité créatrice là où elle a été déniée, et de relativiser l’exorbitante prétention qu’a une production (réelle mais particulière) de faire l’histoire en « informant » l’ensemble d’un pays.
31 12 17
Certeau, L’invention du quotidien
, ,
t. 1 : « « arts de faire » »
, , ,
p. 240