Le sens « littéral », produit d’une élite sociale
Des analyses qui suivent l’actualité liseuse en ses détours, dérives à travers la page, métamorphoses et anamorphoses du texte par l’œil voyageur, envols imaginaires ou méditatifs à partir de quelques mots, enjambements d’espaces sur les surfaces militairement rangées de l’écrit, danses éphémères, il ressort au moins, en première approche, qu’on ne saurait maintenir la partition qui sépare de la lecture le texte lisible (livre, image, etc.). Qu’il s’agisse d’un journal ou de Proust, le texte n’a de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui échappent. Il ne devient texte que dans sa relation à l’extériorité du lecteur, par un jeu d’implications et de ruses entre deux sortes d’« attente » combinées : celle qui organise un espace lisible (une littéralité), et celle qui organise une démarche nécessaire à l’effectuation de l’œuvre (une lecture). Fait étrange, le principe de cette activité lisante avait déjà été posé par Descartes il y a plus de trois siècles, à propos des travaux contemporains sur la combinatoire et sur l’exemple des « chiffres » ou textes chiffrés : « Et si quelqu’un, pour deviner un chiffre écrit avec des lettres ordinaires, s’avise de lire un B partout où il y aura un A, et de lire un C partout où il y aura un B, et ainsi de substituer en la place de chaque lettre celle qui la suit en l’ordre de l’alphabet, et que, le lisant en cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne doutera point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu’il aura trouvé ainsi, bien qu’il se pourrait faire que celui qui l’a écrit y ai mis un autre tout différent, en donnant une autre signification à chaque lettre… ». L’opération codifiante, articulée sur des signifiants, fait le sens, qui n’est donc pas défini par un dépôt, par une « intention », ou par une activité d’auteur.
D’où naît donc la muraille de Chine qui circonscrit son « propre » du texte, qui isole du teste son autonomie sémantique, et qui en fait l’ordre secret d’une « œuvre » ? Qui élève cette barrière constituant le texte en île toujours hors de portée pour le lecteur ? Cette fiction voue à l’assujettissement les consommateurs puisqu’ils sont dès lors toujours coupables d’infidélité ou d’ignorance devant la richesse du « trésor » caché dans l’œuvre, coffre-fort du sens, n’a évidemment pas pour fondement la productivité du lecteur, mais l’institution sociale qui surdétermine sa relation avec le texte. La lecture est en quelque sorte oblitérée par un rapport de forces (entre maîtres et élèves, ou entre producteurs et consommateurs) dont elle devient l’instrument. L’utilisation du livre par des privilégiés l’établie en secret dont ils sont les « véritables » interprètes. Elle pose entre le texte et ses lecteurs une frontière pour laquelle ces interprètes officiels délivrent seuls des passeports en transformant leur lecture (légitime, elle aussi) à en une « littéralité » orthodoxe qui réduit les autres lectures (également légitimes) à n’être qu’hérétiques (pas « conformes » au sens du texte) ou insignifiantes (livrées à l’oubli). De ce point de vue le sens « littéral » est l’index et l’effet d’un pouvoir social, celui d’une élite. De soi offert à une lecture plurielle, le texte devient une arme culturelle, une chasse gardée, le prétexte d’une loi légitime, comme « littérale », l’interprétation de professionnels et de clercs socialement autorisés.