14 03 18

Ávalos Soto, La personne et ses modes chez Pierre Abélard

Processus per­met­tant l’imposition d’un nom et qui se déroule de la manière sui­vante (nous nous appuyons sur le De Intellectibus) : au fon­de­ment de toute connais­sance, il y a la sen­sa­tion qui « touche légè­re­ment » l’objet, puis vient l’imagination qui, en se débar­ras­sant d’une exté­rio­ri­té, sai­sit la chose de manière confuse ou indé­ter­mi­née – car ima­gi­ner, c’est accueillir sim­ple­ment la chose sans consi­dé­rer encore en elle ni nature ni pro­prié­té. Enfin vient l’intellection. Celle-ci, ayant comme acte essen­tiel celui de l’« atten­tio », débar­ras­sée de toute exté­rio­ri­té, obser­vant à tra­vers les yeux de l’esprit, intel­lige « sa chose ». Par les images, l’intellect vise une nature ou pro­prié­té de la chose en se pla­çant devant son objet ; et il se l’approprie. De la sen­sa­tion à l’intellection, en pas­sant par l’image, un pro­ces­sus d’abstraction per­met­tant la fon­da­tion des intel­lec­tions, comme por­tée au terme de la connais­sance, a lieu. C’est ain­si que nous obte­nons les « connais­sances des natures qui fon­de­ront l’imposition des noms, l’attribution du pré­di­cat au sujet et enfin le rai­son­ne­ment ».

L’atten­tio, viser une nature ou une pro­prié­té, se livrer à une chose – comme acte de l’âme – ne pour­rait pas ne pas être un phé­no­mène d’ordre per­son­nel, c’est-à-dire un phé­no­mène propre et exclu­sif à un « point de vue par­ti­cu­lier », car le sujet – le sujet met­tant en œuvre cette puis­sance – dans cet acte, se fait ; d’une cer­taine manière, la per­sonne de l’acte intel­lec­tif, en se posant devant son objet, s’impose comme son pro­prié­taire, voire comme l’auteur de la chose concer­née. Ce n’est pas l’homme en géné­ral qui vise ; toute visée n’est jamais que la visée de quelqu’un. La chose nom­mée, ins­crite main­te­nant dans le monde lan­ga­gier (c’est une chose dite), se déter­mine. Le lan­gage étant une ins­ti­tu­tion humaine, la chose s’humanise. La visée comme condi­tion de pos­si­bi­li­té de l’intellection est tra­ver­sée par ce que la phé­no­mé­no­lo­gie appel­le­ra plus tard, une inten­tion­na­li­té, la chose, la pen­sée de la chose, cette chose-là, n’étant telle que pour celui qui la sai­sit.

C’est pour cette même rai­son que l’engendrement de l’intellection dans l’esprit de l’autre (c’est-à-dire : signi­fier) ne peut qu’être sem­blable, et non pas de l’ordre du « même ». Reformulons notre phrase, par consé­quent : viser, s’intéresser ou faire atten­tion à une chose en tant qu’elle est telle chose, ne pour­rait pas ne pas être un phé­no­mène d’ordre per­son­nel (de propre à un « sin­gu­lier »).

La signi­fi­ca­tion, essen­tielle à la com­mu­ni­ca­tion, se voit affec­tée d’une double contrainte : une cause et une simi­li­tude. Une cause, car il n’y a pas de pen­sée sans objet ; pen­ser, c’est tou­jours pen­ser quelque chose ; et une simi­li­tude, car il faut poser qu’entre mon intel­lec­tion et celle de l’autre, bien qu’elles soient néces­sai­re­ment liées par la même « cause », dans l’acte de trans­fert, une coïn­ci­dence abso­lue n’aura jamais lieu.

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« La per­sonne et ses modes chez Pierre Abélard »
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Philonsorbonne n° 10
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p. 9–28
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