19 10 22

Piron, Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris

Les choses ont com­men­cé à mal tour­ner le jour de son ordi­na­tion. L’angoisse qui l’a sai­si à ce moment n’a plus vrai­ment ces­sé. Comment être cer­tain de l’efficacité des sacre­ments ? Comment, sur­tout, un chré­tien fidèle peut-il faire face à ce doute ? Sa foi n’a jamais vacillé. Son obéis­sance au pape est tou­jours demeu­rée loyale et indis­cu­table, même dans l’adversité. Pourtant, au moment pré­cis où il devient ministre de l’Église, la panique s’installe. Son trouble est com­pré­hen­sible. Il est lui-même pris comme objet d’un rite. Cette céré­mo­nie, si elle fonc­tionne, l’autorisera à célé­brer à son tour tous les rituels qu’un prêtre doit accom­plir. Les doutes se suc­cèdent en cas­cade : l’évêque a‑t-il pro­non­cé la bonne for­mule ? N’a‑t-il pas oublié quelques mots indis­pen­sables ? Dans ce cas, tous les actes sacer­do­taux qu’il accom­pli­ra, et ceux d’innombrables prêtres mal ordon­nés de la même manière, n’auront aucun effet sur les fidèles. Loin d’apporter un récon­fort, les pré­ci­sions four­nies par le droit cano­nique ne font qu’ajouter à la confu­sion. Cette panique ini­tiale nous offre la meilleure voie pour sai­sir la genèse des troubles d’Opicino. La col­la­tion des sacre­ments est la clé de voûte de la socié­té chré­tienne. Une fois le Dieu-Homme mort et res­sus­ci­té, ses vicaires, prêtres et évêques, le rem­placent sur terre. C’est à eux qu’est confiée la mis­sion de trans­mettre la grâce sacra­men­telle, du bap­tême qui fait entrer dans la com­mu­nau­té des fidèles au sacre­ment de l’autel qui fait par­ti­ci­per les croyants au sacri­fice du rédemp­teur. L’entreprise de conso­li­da­tion ins­ti­tu­tion­nelle et doc­tri­nale menée dans la seconde moi­tié du XIe siècle, que l’on désigne com­mu­né­ment du nom de « réforme gré­go­rienne », a défi­ni un point cru­cial.
La vali­di­té des sacre­ments est indif­fé­rente à la mora­li­té de l’officiant puisque ce der­nier agit, au nom du Christ, par la ver­tu du saint Esprit. Si tous les gestes et paroles du rituel sont cor­rec­te­ment accom­plis, les actes d’un prêtre indigne (ivre, bigame ou usu­rier) sont par­fai­te­ment effi­caces – lui seul por­te­ra la res­pon­sa­bi­li­té de ses crimes face à Dieu. Simple agent d’une ins­ti­tu­tion média­trice entre le ciel et la terre, le ministre du culte est l’instrument d’un pro­ces­sus qui ne dépend pas de lui. Cette défi­ni­tion, pour par­tie ins­pi­rée de saint Augustin mais neuve dans son exten­sion, était requise par la construc­tion d’une Église romaine cen­tra­li­sée qui ne pou­vait se per­mettre de faire dépendre sa puis­sance de la pure­té de ses des­ser­vants. Ce n’est pas sans rai­son que la rup­ture avec Rome de nom­breux groupes dis­si­dents, des Vaudois aux Hussites, s’est jouée sur cette ques­tion. Cette auto­ma­ti­ci­té n’avait rien pour ras­su­rer Opicino. Si l’action de Dieu sur terre doit dépendre de l’exactitude des paroles pro­non­cées, une erreur sur les termes peut avoir des consé­quences incal­cu­lables.
Il faut aus­si admettre que les cir­cons­tances n’étaient pas favo­rables. Frappée par une sen­tence col­lec­tive visant les villes alliées aux Visconti, Pavie était pla­cée sous inter­dit depuis plus de deux ans. Son évêque, Isnardo Tacconi, trop ouver­te­ment enga­gé dans la ligue gibe­line, venait d’être des­ti­tué et excom­mu­nié après s’être enfui d’Avignon pen­dant l’été 1319. La vie litur­gique, réduite aux célé­bra­tions majeures, entre­te­nait le jeune clerc dans une frus­tra­tion et une incer­ti­tude pro­lon­gées. Après une ten­ta­tive infruc­tueuse à Milan, il avait fal­lu recou­rir à un sub­ter­fuge pour qu’il puisse se faire ordon­ner à Parme, pen­dant le carême de 1320, par un évêque qu’il ne connais­sait pas, selon un rituel qu’il n’avait jamais vu s’accomplir. L’autobiographie paraît scan­der, comme autant d’exploits, cha­cune de ses pre­mières per­for­mances sacra­men­telles ; en réa­li­té, comme le montrent les textes pla­cés à l’extérieur des cercles, il tient sur­tout à confes­ser les mal­adresses et les erreurs com­mises par inex­pé­rience. Le séjour à Valenza lui a per­mis d’étendre son registre, au prix d’un nou­veau para­doxe. Pour dis­po­ser de la plé­ni­tude des attri­bu­tions d’un prêtre, il lui avait fal­lu aban­don­ner la res­pon­sa­bi­li­té de sa paroisse. Une fois ins­tal­lé à Avignon, il souffre encore du com­plexe d’une édu­ca­tion fruste et incom­plète. S’il s’accuse d’un manque de « dis­tinc­tion en toutes choses », c’est peut-être la trace d’un embar­ras per­sis­tant dans la pra­tique sacra­men­telle.
Une rai­son sup­plé­men­taire peut avoir aggra­vé son appré­hen­sion de l’ordination. Parmi les dif­fé­rentes signi­fi­ca­tions qu’il attri­bue à son nom, l’une d’elles s’inspire du verbe grec opi­zein, pas­sé en latin au sens de « bal­bu­tier ». Il se pré­sente ain­si comme celui qui broie ou qui abrège les mots (fren­dens nomine), sans pré­ci­ser depuis com­bien de temps ce défaut d’élocution l’afflige. Si le bégaie­ment n’a pas été l’une des causes de sa panique sacra­men­telle, il a pu en être une consé­quence. La peur de pro­non­cer les paroles rituelles peut suf­fire à faire tré­bu­cher l’officiant. Un pas­sage du Journal, dix-huit ans plus tard, montre que la situa­tion s’est sta­bi­li­sée, sans être tota­le­ment réso­lue. Les mots le font bégayer uni­que­ment lorsque son inten­tion se concentre sur le sens des paroles, alors qu’une reci­ta­tion auto­ma­tique de la litur­gie ne lui pose aucune dif­fi­cul­tés. Il en parle dans les termes clas­siques de l’opposition pau­li­nienne entre l’homme inté­rieur et l’homme exté­rieur. L’étrangeté, ici, tient à la nature de la dis­jonc­tion : face à l’intériorité du croyant, c’est l’activité sacer­do­tale appa­rente qui est dépré­ciée. L’homme exté­rieur, lors du sacre­ment de l’autel, ne recon­naît que le pain et le vin, alors que son maître spi­ri­tuel inté­rieur est seul capable d’y goû­ter le corps et le sang du Christ. Il est frap­pant que la conjonc­tion des deux faces pro­duise un trouble de lan­gage. Le prêtre doit spi­ri­tuel­le­ment s’absenter des gestes de la célé­bra­tion pour que celle-ci s’accomplisse dans les règles. La genèse d’une telle dis­so­cia­tion inté­rieure peut se com­prendre en regard des dif­fi­cul­tés ini­tiales ren­con­trées au moment de son ordi­na­tion. S’il a eu du mal à endos­ser l’habit de prêtre pour assu­mer le rôle d’instrument de l’institution, c’est qu’Opicino res­sen­tait for­te­ment la scis­sion entre l’état de chré­tien et celui de prêtre.
Son incom­pré­hen­sion face au droit peut être située dans le même cadre. Comme il le recon­naît, lorsqu’il ten­ta de suivre des cours, les abs­trac­tions juri­diques lui demeu­raient fer­mées. À quoi cor­res­pondent ces évé­ne­ments de lan­gage dotés d’une forme effi­cace ? De la même façon que pour les for­mules sacra­men­telles, l’arbitraire des énon­cés per­for­ma­tifs l’inquiète. Opicino s’alarme d’un ordre de réa­li­té instable et incer­tain où les ambi­guï­tés de la juris­pru­dence ne pro­posent pas des solu­tions uni­voques mais des argu­men­ta­tions contra­dic­toires, où la parole men­son­gère peut avoir des effets réels. Cette angoisse juri­dique trans­pa­raît quand il évoque la résur­gence d’un ancien motif d’irrégularité. Opicino a long­temps été tor­tu­ré par le fait d’avoir oublié, à l’époque de son ordi­na­tion, les coups qu’il avait por­tés sur des clercs gibe­lins durant les vio­lences de 1314, et de s’en être sou­ve­nu plus tard, une fois deve­nu curé de Santa Maria Capella. Dans le for de la confes­sion, il a été absous et plu­tôt deux fois qu’une, aus­si bien des faits eux-mêmes que de sa négli­gence à les avouer. Il demeure pour­tant dans la crainte d’un juge­ment qui pour­rait remettre en cause la régu­la­ri­té de l’attribution de sa cure. Cette requa­li­fi­ca­tion serait pro­fon­dé­ment injuste, tant au regard du pas­sé (lorsque per­sonne n’avait conscience d’un empê­che­ment), que du pré­sent (où sa bonne renom­mée actuelle serait remise en cause en rai­son de faits anciens et déjà absous). La vie sociale et reli­gieuse, telle que la conçoit Opicino, est régu­lée par les inten­tions et la répu­ta­tion, la grâce et le par­don. L’ordre du droit lui est tel­le­ment exté­rieur qu’il en devient incom­pré­hen­sible.
La crainte évo­quée dans ce cas doit se com­prendre en écho à la contes­ta­tion judi­ciaire de l’entrée en pos­ses­sion de son église, qui fai­sait alors l’objet d’un pro­cès bien réel. Il pré­sente ailleurs l’objet du litige, de façon contour­née. Adaptée à la situa­tion d’un curé face à sa paroisse, la méta­phore du mariage mys­tique unis­sant l’évêque à son dio­cèse est filée très lit­té­ra­le­ment. Alors que l’union était légi­time, un obs­tacle (une somme d’argent qu’il fut contraint de ver­ser) l’a obli­gé à prendre pos­ses­sion de son épouse avec vio­lence, pour pou­voir la fécon­der de ses œuvres de jus­tice et de pié­té. Cette faute de pro­cé­dure, dont il était plus la vic­time que le cou­pable, se retour­na contre lui dix ans plus tard. Malgré les coûts et les désa­gré­ments de cette affaire, Opicino pou­vait espé­rer une issue favo­rable. Au nombre des témoins qu’il avait pu réunir en sa faveur figurent des per­son­na­li­tés majeures de la curie, dont les deux Fieschi – Luca, le car­di­nal, et Manuele, le notaire du papes.La ques­tion qui le tour­mente véri­ta­ble­ment se situe sur le plan des prin­cipes. Sa fonc­tion ins­ti­tu­tion­nelle consiste à accor­der, par la grâce, au nom d’une auto­ri­té délé­guée par le pape, des déro­ga­tions au droit com­mun de l’Église. Dans le même temps, sa capa­ci­té à occu­per cette charge est contes­tée en rai­son d’une brou­tille vieille de dix ans, au moyen d’arguments juri­diques face aux­quels la péni­tence et l’absolution per­son­nelle ne peuvent rien.
Gregory Bateson peut nous aider à démê­ler les contra­dic­tions dans les­quelles Opicino se débat. Elles ne cor­res­pondent sans doute pas à la défi­ni­tion la plus rigou­reuse de ses « injonc­tions contra­dic­toires ». On y retrouve néan­moins ce qui fait le cœur de notion : un conflit non réso­lu entre dif­fé­rents niveaux de nor­ma­ti­vi­té. L’ordre des digni­tés ecclé­sias­tiques, qui défi­nit la struc­ture du pou­voir dans l’Église, n’est pas celui de la per­fec­tion de vie chré­tienne que cette Église, pour­tant, pro­meut. Depuis que le Concile de Latran IV (1215) a géné­ra­li­sé une pra­tique jusqu’alors impo­sée aux seuls moines, tout chré­tien est astreint à confes­ser l’ensemble de ses péchés à un prêtre une fois par an, durant la période de jeûne et de péni­tence qui pré­pare Pâques. Or ce confes­seur n’est pas tenu d’être mora­le­ment supé­rieur au pénitent.La pré­émi­nence clé­ri­cale est jus­ti­fiée par la fonc­tion média­trice que rem­plit l’Église, tenant lieu sur terre d’une divi­ni­té absente. L’inspection sus­pi­cieuse de ses propres actions et pen­sées qu’impose l’examen de conscience prend sens au regard du modèle de vie humaine four­ni par Jésus. Ces deux plans, qu’Opicino a du mal à faire tenir ensemble, découlent tous deux du para­doxe fon­da­teur du dogme de l’Incarnation : c’est par son dénue­ment que le Christ, Messie à l’envers, a démon­tré la nature spi­ri­tuelle de sa royau­té. Opicino n’a pas été le seul, ni le pre­mier, à res­sen­tir de telles dif­fi­cul­tés. Comme il le répète sou­vent, il a été sau­vé par sa foi qui ne l’a jamais quit­té. Or c’est une foi qui porte aus­si, sans dis­tinc­tion ni dis­cus­sion, sur le pou­voir du pape et tous les ensei­gne­ments de l’Église. La voie du désac­cord doc­tri­nal et de l’entrée en dis­si­dence étant impra­ti­cable, il a dû trou­ver une solu­tion au sein de l’institution. On com­prend mieux qu’il ait cru pou­voir résoudre cette ten­sion entre la ver­tu per­son­nelle et la fonc­tion sacer­do­tale en rejoi­gnant la Pénitencerie, dans l’espoir illu­soire d’occuper simul­ta­né­ment les posi­tions du confes­seur et du péni­tent. Sur place, il n’y a res­sen­ti que plus for­te­ment encore la dis­so­cia­tion des registres – dis­tri­buant quo­ti­dien­ne­ment des grâces tout en fai­sant lui-même l’objet d’accusations.