Les choses ont commencé à mal tourner le jour de son ordination. L’angoisse qui l’a saisi à ce moment n’a plus vraiment cessé. Comment être certain de l’efficacité des sacrements ? Comment, surtout, un chrétien fidèle peut-il faire face à ce doute ? Sa foi n’a jamais vacillé. Son obéissance au pape est toujours demeurée loyale et indiscutable, même dans l’adversité. Pourtant, au moment précis où il devient ministre de l’Église, la panique s’installe. Son trouble est compréhensible. Il est lui-même pris comme objet d’un rite. Cette cérémonie, si elle fonctionne, l’autorisera à célébrer à son tour tous les rituels qu’un prêtre doit accomplir. Les doutes se succèdent en cascade : l’évêque a‑t-il prononcé la bonne formule ? N’a‑t-il pas oublié quelques mots indispensables ? Dans ce cas, tous les actes sacerdotaux qu’il accomplira, et ceux d’innombrables prêtres mal ordonnés de la même manière, n’auront aucun effet sur les fidèles. Loin d’apporter un réconfort, les précisions fournies par le droit canonique ne font qu’ajouter à la confusion. Cette panique initiale nous offre la meilleure voie pour saisir la genèse des troubles d’Opicino. La collation des sacrements est la clé de voûte de la société chrétienne. Une fois le Dieu-Homme mort et ressuscité, ses vicaires, prêtres et évêques, le remplacent sur terre. C’est à eux qu’est confiée la mission de transmettre la grâce sacramentelle, du baptême qui fait entrer dans la communauté des fidèles au sacrement de l’autel qui fait participer les croyants au sacrifice du rédempteur. L’entreprise de consolidation institutionnelle et doctrinale menée dans la seconde moitié du XIe siècle, que l’on désigne communément du nom de « réforme grégorienne », a défini un point crucial.
La validité des sacrements est indifférente à la moralité de l’officiant puisque ce dernier agit, au nom du Christ, par la vertu du saint Esprit. Si tous les gestes et paroles du rituel sont correctement accomplis, les actes d’un prêtre indigne (ivre, bigame ou usurier) sont parfaitement efficaces – lui seul portera la responsabilité de ses crimes face à Dieu. Simple agent d’une institution médiatrice entre le ciel et la terre, le ministre du culte est l’instrument d’un processus qui ne dépend pas de lui. Cette définition, pour partie inspirée de saint Augustin mais neuve dans son extension, était requise par la construction d’une Église romaine centralisée qui ne pouvait se permettre de faire dépendre sa puissance de la pureté de ses desservants. Ce n’est pas sans raison que la rupture avec Rome de nombreux groupes dissidents, des Vaudois aux Hussites, s’est jouée sur cette question. Cette automaticité n’avait rien pour rassurer Opicino. Si l’action de Dieu sur terre doit dépendre de l’exactitude des paroles prononcées, une erreur sur les termes peut avoir des conséquences incalculables.
Il faut aussi admettre que les circonstances n’étaient pas favorables. Frappée par une sentence collective visant les villes alliées aux Visconti, Pavie était placée sous interdit depuis plus de deux ans. Son évêque, Isnardo Tacconi, trop ouvertement engagé dans la ligue gibeline, venait d’être destitué et excommunié après s’être enfui d’Avignon pendant l’été 1319. La vie liturgique, réduite aux célébrations majeures, entretenait le jeune clerc dans une frustration et une incertitude prolongées. Après une tentative infructueuse à Milan, il avait fallu recourir à un subterfuge pour qu’il puisse se faire ordonner à Parme, pendant le carême de 1320, par un évêque qu’il ne connaissait pas, selon un rituel qu’il n’avait jamais vu s’accomplir. L’autobiographie paraît scander, comme autant d’exploits, chacune de ses premières performances sacramentelles ; en réalité, comme le montrent les textes placés à l’extérieur des cercles, il tient surtout à confesser les maladresses et les erreurs commises par inexpérience. Le séjour à Valenza lui a permis d’étendre son registre, au prix d’un nouveau paradoxe. Pour disposer de la plénitude des attributions d’un prêtre, il lui avait fallu abandonner la responsabilité de sa paroisse. Une fois installé à Avignon, il souffre encore du complexe d’une éducation fruste et incomplète. S’il s’accuse d’un manque de « distinction en toutes choses », c’est peut-être la trace d’un embarras persistant dans la pratique sacramentelle.
Une raison supplémentaire peut avoir aggravé son appréhension de l’ordination. Parmi les différentes significations qu’il attribue à son nom, l’une d’elles s’inspire du verbe grec opizein, passé en latin au sens de « balbutier ». Il se présente ainsi comme celui qui broie ou qui abrège les mots (frendens nomine), sans préciser depuis combien de temps ce défaut d’élocution l’afflige. Si le bégaiement n’a pas été l’une des causes de sa panique sacramentelle, il a pu en être une conséquence. La peur de prononcer les paroles rituelles peut suffire à faire trébucher l’officiant. Un passage du Journal, dix-huit ans plus tard, montre que la situation s’est stabilisée, sans être totalement résolue. Les mots le font bégayer uniquement lorsque son intention se concentre sur le sens des paroles, alors qu’une recitation automatique de la liturgie ne lui pose aucune difficultés. Il en parle dans les termes classiques de l’opposition paulinienne entre l’homme intérieur et l’homme extérieur. L’étrangeté, ici, tient à la nature de la disjonction : face à l’intériorité du croyant, c’est l’activité sacerdotale apparente qui est dépréciée. L’homme extérieur, lors du sacrement de l’autel, ne reconnaît que le pain et le vin, alors que son maître spirituel intérieur est seul capable d’y goûter le corps et le sang du Christ. Il est frappant que la conjonction des deux faces produise un trouble de langage. Le prêtre doit spirituellement s’absenter des gestes de la célébration pour que celle-ci s’accomplisse dans les règles. La genèse d’une telle dissociation intérieure peut se comprendre en regard des difficultés initiales rencontrées au moment de son ordination. S’il a eu du mal à endosser l’habit de prêtre pour assumer le rôle d’instrument de l’institution, c’est qu’Opicino ressentait fortement la scission entre l’état de chrétien et celui de prêtre.
Son incompréhension face au droit peut être située dans le même cadre. Comme il le reconnaît, lorsqu’il tenta de suivre des cours, les abstractions juridiques lui demeuraient fermées. À quoi correspondent ces événements de langage dotés d’une forme efficace ? De la même façon que pour les formules sacramentelles, l’arbitraire des énoncés performatifs l’inquiète. Opicino s’alarme d’un ordre de réalité instable et incertain où les ambiguïtés de la jurisprudence ne proposent pas des solutions univoques mais des argumentations contradictoires, où la parole mensongère peut avoir des effets réels. Cette angoisse juridique transparaît quand il évoque la résurgence d’un ancien motif d’irrégularité. Opicino a longtemps été torturé par le fait d’avoir oublié, à l’époque de son ordination, les coups qu’il avait portés sur des clercs gibelins durant les violences de 1314, et de s’en être souvenu plus tard, une fois devenu curé de Santa Maria Capella. Dans le for de la confession, il a été absous et plutôt deux fois qu’une, aussi bien des faits eux-mêmes que de sa négligence à les avouer. Il demeure pourtant dans la crainte d’un jugement qui pourrait remettre en cause la régularité de l’attribution de sa cure. Cette requalification serait profondément injuste, tant au regard du passé (lorsque personne n’avait conscience d’un empêchement), que du présent (où sa bonne renommée actuelle serait remise en cause en raison de faits anciens et déjà absous). La vie sociale et religieuse, telle que la conçoit Opicino, est régulée par les intentions et la réputation, la grâce et le pardon. L’ordre du droit lui est tellement extérieur qu’il en devient incompréhensible.
La crainte évoquée dans ce cas doit se comprendre en écho à la contestation judiciaire de l’entrée en possession de son église, qui faisait alors l’objet d’un procès bien réel. Il présente ailleurs l’objet du litige, de façon contournée. Adaptée à la situation d’un curé face à sa paroisse, la métaphore du mariage mystique unissant l’évêque à son diocèse est filée très littéralement. Alors que l’union était légitime, un obstacle (une somme d’argent qu’il fut contraint de verser) l’a obligé à prendre possession de son épouse avec violence, pour pouvoir la féconder de ses œuvres de justice et de piété. Cette faute de procédure, dont il était plus la victime que le coupable, se retourna contre lui dix ans plus tard. Malgré les coûts et les désagréments de cette affaire, Opicino pouvait espérer une issue favorable. Au nombre des témoins qu’il avait pu réunir en sa faveur figurent des personnalités majeures de la curie, dont les deux Fieschi – Luca, le cardinal, et Manuele, le notaire du papes.La question qui le tourmente véritablement se situe sur le plan des principes. Sa fonction institutionnelle consiste à accorder, par la grâce, au nom d’une autorité déléguée par le pape, des dérogations au droit commun de l’Église. Dans le même temps, sa capacité à occuper cette charge est contestée en raison d’une broutille vieille de dix ans, au moyen d’arguments juridiques face auxquels la pénitence et l’absolution personnelle ne peuvent rien.
Gregory Bateson peut nous aider à démêler les contradictions dans lesquelles Opicino se débat. Elles ne correspondent sans doute pas à la définition la plus rigoureuse de ses « injonctions contradictoires ». On y retrouve néanmoins ce qui fait le cœur de notion : un conflit non résolu entre différents niveaux de normativité. L’ordre des dignités ecclésiastiques, qui définit la structure du pouvoir dans l’Église, n’est pas celui de la perfection de vie chrétienne que cette Église, pourtant, promeut. Depuis que le Concile de Latran IV (1215) a généralisé une pratique jusqu’alors imposée aux seuls moines, tout chrétien est astreint à confesser l’ensemble de ses péchés à un prêtre une fois par an, durant la période de jeûne et de pénitence qui prépare Pâques. Or ce confesseur n’est pas tenu d’être moralement supérieur au pénitent.La prééminence cléricale est justifiée par la fonction médiatrice que remplit l’Église, tenant lieu sur terre d’une divinité absente. L’inspection suspicieuse de ses propres actions et pensées qu’impose l’examen de conscience prend sens au regard du modèle de vie humaine fourni par Jésus. Ces deux plans, qu’Opicino a du mal à faire tenir ensemble, découlent tous deux du paradoxe fondateur du dogme de l’Incarnation : c’est par son dénuement que le Christ, Messie à l’envers, a démontré la nature spirituelle de sa royauté. Opicino n’a pas été le seul, ni le premier, à ressentir de telles difficultés. Comme il le répète souvent, il a été sauvé par sa foi qui ne l’a jamais quitté. Or c’est une foi qui porte aussi, sans distinction ni discussion, sur le pouvoir du pape et tous les enseignements de l’Église. La voie du désaccord doctrinal et de l’entrée en dissidence étant impraticable, il a dû trouver une solution au sein de l’institution. On comprend mieux qu’il ait cru pouvoir résoudre cette tension entre la vertu personnelle et la fonction sacerdotale en rejoignant la Pénitencerie, dans l’espoir illusoire d’occuper simultanément les positions du confesseur et du pénitent. Sur place, il n’y a ressenti que plus fortement encore la dissociation des registres – distribuant quotidiennement des grâces tout en faisant lui-même l’objet d’accusations.
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Piron, Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris
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p. 105–109