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ÉPILOGUE : LA QUESTION DE LA CÉLÉBRITÉ

Voici clô­tu­rées ces quelques recherches artis­tiques et phi­lo­so­phiques menées autour du concept du « tout public ». Le lec­teur atten­tif aura sans aucun doute pu déce­ler sous l’apparente fri­vo­li­té de ces textes la gra­vi­té des ques­tions qui les animent. Ces ques­tions s’agencent, bien sûr, toutes autour du concept-clé de ce livre : le « tout public ». Cette exi­gence-limite, cet impos­sible, cet impé­ra­tif posé qui est de s’adresser à toutes les sortes de public, à tout genre de public, amène à mon avis inévi­ta­ble­ment à s’interroger sur un concept qui lui est cor­ré­la­tif, ou qui en tout cas en consti­tue le ver­so : le concept de « célé­bri­té ».

La ques­tion du jour, qu’en ce moment je me pose et vou­drais par­ta­ger aujourd’hui, c’est, du Coup : com­ment devient-on célèbre, quels sont les trucs et astuces pour deve­nir célèbre ?

Eh bien je dois dire que cette ques­tion tombe plu­tôt bien, plu­tôt au poil dans ia mesure où là main­te­nant, pile au moment où j’écris ceci, eh bien je me sens assez célèbre je dois dire. C’est vrai­ment un hasard assez heu­reux, j’écris ce texte sur com­ment être célèbre et paf, n’advient-il pas que jus­te­ment je me sens célèbre à fond ? Incroyable. Du coup, c’est sans dif­fi­cul­té que je vais pou­voir spé­cu­ler sur cette ques­tion, ça va venir tout seul tout seul vous allez voir. Je vais tout sim­ple­ment sur­fer sur l’agencement de mes affects du moment et ça suf­fi­ra ample­ment pour vous pondre une grande théo­rie géné­rale sur la célé­bri­té qui tient bien la route. De mon côté, qu’en est-il ? On plante le décor : je suis assis non­cha­lam­ment, à poil, à l’aise, dans un jacuz­zi, il fait chaud, il y à de la vapeur par­tout autour de moi, je suis dans un centre ther­mal j’écris ceci dans mon cahier, tout va bien. Je spé­cule sur a célé­bri­té. Autour de moi, d’autres corps nus, jeunes, beaux, alan­guis, qui dis­cutent entre eux. Atmosphère pai­sible au pos­sible. On sent bien du coup comme le corps se décharge des ten­sions : super agréable, je vais mettre ça dans mon texte sur la célé­bri­té. En effet là main­te­nant je me dis qu’avant de don­ner des trucs infaillibles pour être connu, il faut que j’explique le méca­nisme de la célé­bri­té, tous les rouages qui se mettent en place et s’agencent lorsqu’on se met à deve­nir célèbre.

Il faut savoir par exemple qu’être célèbre c’est une odeur : on recon­naît quelqu’un de célèbre à ce que son corps dégage dans l’odeur. Pas une ques­tion de par­fum bien sûr, vrai­ment une ques­tion d’odeur cor­po­relle spé­ci­fique à la célé­bri­té. D’où vient l’odeur de la célé­bri­té ? me deman­dé-je ici, ici et cou­ché nu dans ce jacuz­zi, me sen­tant célèbre et en com­pa­gnie de gens célèbres. Eh bien l’odeur de la célé­bri­té vient d’une cer­taine façon d’être, d’une cer­taine manière d’être : lorsqu’on est connu, célèbre, on se met à s’agencer le corps de telle façon qu’il soit en inter­con­nexion directe et constante avec un maxi­mum d’autres corps. Une fois que tu es célèbre, tu es celui dont le corps est sen­ti, éprou­vé et vu par un maxi­mum d’autre corps, c’est ça les pré­mices de base, les pré­mices de base de l’odeur de la célé­bri­té : l’odeur de la célé­bri­té vient de ce que le corps connu l’est du fait qu’il s’agence ses par­ties en fonc­tion de celui des autres. L’odeur de cet agen­ce­ment c’est les pré­mices de la célé­bri­té.

Ça n’a l’air de rien comme ça mais en fait c’est extrê­me­ment com­plexe comme réa­li­té, car c’est une réa­li­té qui mobi­lise tout le cos­mos. Si vous vou­lez deve­nir célèbres, écris-je dans mon cahier, ici, nu dans ce super centre ther­mal en com­pa­gnie de plein de gens célèbres et nus comme moi, affa­lés dans ce jacuz­zi obs­cè­ne­ment chaud, si vous vou­lez deve­nir célèbres, chers lec­teurs et lec­trices, eh bien il fau­dra d’abord bien bien com­prendre la théo­rie géné­rale de la célé­bri­té, qui est une théo­rie extrê­me­ment com­plexe qui passe donc notam­ment par toute une théo­rie de l’odeur, mais éga­le­ment toute une théo­rie cos­mique évi­dem­ment.

Car il est bien évident n’est-ce pas que dans là mesure où l’odeur de la célé­bri­té passe par tel agen­ce­ment de corps, eh bien il faut se poser la ques­tion des par­ties cor­po­relles agen­cées par cet agen­ce­ment. Cette ques­tion-là de l’agencement des par­ties cor­po­relles nous ramène en deux temps trois mou­ve­ments à spé­cu­ler à l’infiniment petit qui com­pose nos par­ties cor­po­relles : notre corps est un agen­ce­ment d’une mul­ti­pli­ci­té infi­nie de par­ties infi­ni­ment petites, agen­cées de telle et telle et telle manière qui font que, au final, elles pro­duisent l’odeur de la célé­bri­té et qu’on se retrouve célèbre ou non. Irréfutable, n’est-ce pas ?

Irréfutable et en même temps hyper angois­sant bien sûr, puisque si on réflé­chit bien, si on pousse la logique plus loin, on se rend compte qu’être célèbre c’est vrai­ment une ques­tion cos­mique en fait. En effet que se passe-t-il ? Je suis là, cou­ché dans mon jacuz­zi, dans l’eau et la vapeur chaude, tout va bien, je spé­cule par rap­port à l’infinité de mes par­ti­cules cor­po­relles tout en regar­dant autour de moi les ravis­sants corps nus qu’il y a ici autour et là : coup de théâtre. Coup de théâtre puisque en pous­sant la logique de l’infiniment petit à son comble, for­cé­ment on se retrouve à pal­per l’abysse infran­chis­sable exis­tant entre chaque par­ti­cule for­mant notre corps. Abysse infi­ni­ment grand évi­dem­ment, puisque sépa­rant des par­ti­cules cor­po­relles infi­ni­ment petites. Voilà l’affaire : être là et célèbre, être là avec un corps célèbre, Un corps agen­cé de telle façon qu’il soit connec­té à un maxi­mum d’autres corps, c’est agen­cer des abysses cos­miques selon un style très par­ti­cu­lier qui excite les abysses cos­miques d’autrui : très impres­sion­nant. Inéluctable, 100 % logique, 100 % prou­vé scien­ti­fi­que­ment : pour être célèbre, il faut se connec­ter cor­po­rel­le­ment de façon telle au cos­mos que nos par­ti­cules cor­po­relles s’agencent entre elles d’une façon qui soit hyper bien en connexion exci­tée avec le cos­mos inté­rieur d’un maxi­mum d’autres corps.

Donc être célèbre est très angois­sant car ça démul­ti­plie les abysses : on se retrouve avec son abysse inté­rieur connec­té à une mul­ti­pli­ci­té d’autres abysses inté­rieurs com­plè­te­ment incon­nus. En même temps c’est ça la clé du suc­cès : celui qui veut deve­nir célèbre, eh bien rien à faire, c’est la carte de l’interconnexion des cos­mos inté­rieurs qu’il doit jouer et exci­ter, c’est iné­luc­table. Sans agen­ce­ment de cos­mos, pas de suc­cès.

Voilà. Le cadre théo­rique est posé, et main­te­nant il faut que je vous explique, depuis ce centre ther­mal où je me trouve ici, nu et affable, la théo­rie du jacuz­zi, qui est la théo­rie infaillible qui vous per­met­tra d’être célèbre.

Voici la théo­rie du jacuz­zi : qui veut être connu a le fan­tasme du regard des autres qui lui coule des­sus, c’est du nar­cis­sisme qui passe par le regard de l’autre, de n’importe quel autre. Vouloir être connu c’est vou­loir être tou­ché ou tou­ché du regard ou sen­ti ou enten­du ou goû­té par n’importe quel autre, quel qu’il soit : c’est l’abstraction du regard, du tou­cher, de l’ouïe, des sens de l’autre, ce sont les sens de l’immense mul­ti­pli­ci­té des autres qui te coulent des­sus à l’échelle indus­trielle, com­plè­te­ment abs­traits de leurs corps sin­gu­liers. La théo­rie du jacuz­zi dit que pour être connu, pour assou­vir ce fan­tasme de l’industrialisation et de l’abstraction des sens des autres, rien de tel qu’un bon jacuz­zi : en effet la sen­sa­tion de la célé­bri­té, la sen­sa­tion d’avoir le cos­mos inté­rieur tou­ché, pal­pé, cares­sé par le cos­mos inté­rieur d’une tri­po­tée d’inconnus, est en fait tout à fait com­pa­rable à la sen­sa­tion éprou­vée dans un bon jacuz­zi bien rem­pli de gens nus.

Tu rêves d’être connu ? Facile : fais comme moi, pointe-toi dans un jacuz­zi, tout le monde fait sem­blant de rien, d’un air enten­du sou­dain on par­tage de l’intimité comme ça, boum sans pré­ve­nir, mine de rien, natu­rel­le­ment, tout lé monde par­tage : être connu c’est se par­ta­ger avec les autres. Se par­ta­ger avec les autres, être géné­reux de l’intime. C’est, tu vois, être dans le monde comme dans un grand jacuz­zi.

« Épilogue : la ques­tion de la célé­bri­té »
Tout public
Les petits matins 2011