13 07 23

Pessoa, Le livre de l’intranquillité

J’envie — sans bien savoir si je les envie vrai­ment — ces gens dont on peut écrire la bio­gra­phie, ou qui peuvent l’écrire eux-mêmes. Dans ces impres­sions décou­sues, sans lien entre elles et ne sou­hai­tant pas en avoir, je raconte avec indif­fé­rence mon auto­bio­gra­phie sans faits, mon his­toire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à dire.
Que peut-on donc racon­ter d’intéressant ou d’utile ? Ce qui nous est arri­vé, ou bien est arri­vé à tout le monde, ou bien à nous seuls ; dans le pre­mier cas ce n’est pas neuf, et dans le second cela demeure incom­pré­hen­sible. Si j’écris ce que je res­sens, c’est parce qu’ainsi je dimi­nue la fièvre de res­sen­tir. Ce que je confesse n’a pas d’intérêt, car rien n’a d’intérêt. Je fais des pay­sages de ce que j’éprouve. Je donne congé à mes sen­sa­tions. Je com­prends par­fai­te­ment les femmes qui font de la bro­de­rie par cha­grin, et celles qui font du cro­chet parce que la vie existe. Ma vieille tante fai­sait des patiences pen­dant l’infini des soi­rées. Ces confes­sions de mes sen­sa­tions, ce sont mes patiences à moi. Je ne les inter­prète pas, comme quelqu’un qui tire­rait les cartes pour connaître l’avenir. Je ne les aus­culte pas, parce que, dans les jeux de patience, les cartes, à pro­pre­ment par­ler, n’ont aucune valeur. Je me déroule comme un éche­veau mul­ti­co­lore, ou bien je me fais à moi-même de ces jeux de ficelle que les enfants tissent, en figures com­pli­quées, sur leurs doigts écar­tés, et qu’ils se passent de main en main. Je prends soin seule­ment que le pouce ne lâche pas le brin qui lui revient. Puis je retourne mes mains, et c’est une nou­velle figure qui appa­raît. Et je recom­mence.
Vivre, c’est faire du cro­chet avec les inten­tions des autres. Toutefois, tan­dis que le cro­chet avance, notre pen­sée reste libre, et tous les princes char­mants peuvent se pro­me­ner dans leurs parcs enchan­tés, entre deux pas­sages de l’aiguille d’ivoire au bout cro­chu. Crochet des choses… Intervalles… Rien…
D’ailleurs, que puis-je tirer de moi-méme ? Que racon­ter ? Une acui­té hor­rible de mes sen­sa­tions, et la conscience pro­fonde du fait même que je vis ces sen­sa­tions… Une intel­li­gence aiguë uti­li­sée à me détruire, et une puis­sance de rêve avide de me dis­traire… Une volon­té morte et une réflexion qui la berce, comme si c’était son enfant, bien vivant. Le cro­chet, oui…

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Le livre de l’intranquillité [Livro do Desassossego com­pos­to por Bernardo Soares, aju­dante de guar­da-livros na cidade de Lisboa, 1982]
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trad.  Françoise Laye
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p. 51 § 12