23 04 24

Pourquoi, une fois le féti­chisme révé­lé et démys­ti­fié au grand jour, l’illusion ne cesse-t-elle pas de faire son effet, au point de se dis­si­per ? C’est sans doute qu’il faut affron­ter de manière moins idéa­liste et indi­vi­dua­liste un phé­no­mène beau­coup plus ancré qu’une simple vision défor­mée qu’on pour­rait amen­der par des opé­ra­tions de cor­rec­tion de l’attention. Un bour­dieu­sien pour­rait dire que l’adhésion à l’illu­sio engage une sorte de foi pra­tique dans le champ qui trouve des points d’appui dans des fétiches pour conti­nuer à jouer le jeu. Marx disait, lui, que le féti­chisme adhère aux pro­duits du tra­vail – il uti­li­sait pour cela le verbe ank­le­ben : ça colle aux choses avec une adhé­rence tenace et per­ni­cieuse, et quand bien même on ten­te­rait de le liqui­der ou de le décol­ler d’un coup, il en res­te­rait des traces per­sis­tantes. Le féti­chisme ne se réduit donc pas à un ensemble de repré­sen­ta­tions fan­tas­ma­go­riques qui voilent la vue et qu’on pour­rait balayer en se des­sillant les yeux. C’est un com­plexe théo­ri­co-pra­tique qui implique plus qu’un geste de démys­ti­fi­ca­tion cri­tique et ne peut se déman­te­ler qu’au prix d’opérations de recom­po­si­tion au cœur de nos expé­riences ordi­naires et de nos rela­tions sociales.
Le spectre du féti­chisme plane donc et il nous hante quoi qu’on fasse pour le conju­rer. Il paraît dif­fi­cile d’en contra­rier les logiques qui poussent à réi­fier une œuvre d’art dans un objet dépo­si­taire de ses pro­prié­tés et de toute sa valeur.

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Le sens com­mun fait son œuvre, et par un réflexe féti­chiste nous asso­cions le bâti­ment à l’architecte, le tableau au peintre, la sta­tue au sculp­teur. Et l’on pour­rait en dire autant de la lit­té­ra­ture – quand bien même il s’agit d’un art fon­dé sur la repro­duc­ti­bi­li­té de nota­tions, il est une irré­sis­tible ten­dance à pla­quer sur lui une onto­lo­gie ten­dant à ancrer l’art dans des objets.

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Ainsi adopte-t-on, par un sens com­mun que relaient des réflexes théo­riques, des onto­lo­gies réi­fiées qui amé­nagent le monde de l’art et de la lit­té­ra­ture avec un mobi­lier décou­pé et répar­ti en uni­tés iden­ti­fiables, mani­pu­lables et valo­ri­sables et qui ins­tallent une rela­tion esthé­tique sous la forme d’un face-à-face entre un sujet contem­pla­tif et un objet d’art mis sous cloche.

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Considérer le Parthénon comme une grande œuvre d’art, c’est en occul­ter les fonc­tions de com­mé­mo­ra­tion civique et le cou­per du « tour­billon de la vie des citoyens d’Athènes » (Dewey). De même, la tra­gé­die grecque a été si bien ins­crite au canon que nous la lisons désor­mais avec le biais fatal que char­rie une concep­tion auto­nome de l’art, tan­dis que notre concep­tion clas­sique d’un tra­gique recons­truit en désac­tive la valeur d’usage col­lec­tive et poli­tique qu’elle avait dans la cité d’alors. Dewey n’y va pas par quatre che­mins : cette culture féti­chiste qui loge com­pul­si­ve­ment l’art dans des objets, loin d’être une condi­tion de son intel­li­gi­bi­li­té, est au contraire un fac­teur de son opa­ci­fi­ca­tion. […] l faut opé­rer une recon­cep­tion dras­tique qui nous ferait pas­ser d’une concep­tion sub­stan­tive de l’œuvre à une concep­tion inchoa­tive […].

Comment appré­hen­der cela concrè­te­ment ? D’abord, en envi­sa­geant l’œuvre non comme abou­tis­se­ment, mais dans son carac­tère pro­ces­suel.

On troque une onto­lo­gie solide contre une onto­lo­gie liquide, et l’affaire est enten­due ? Le ter­rain de l’art et de la lit­té­ra­ture est miné par le féti­chisme dès lors que, par un aveu­gle­ment col­lec­tif ou par quelque invi­si­bi­li­té des condi­tions de pro­duc­tion et d’activation de l’œuvre, on n’aperçoit plus le rituel qui orga­nise la véné­ra­tion de l’objet et qui mobi­lise un cler­gé man­da­té pour lui confé­rer son pres­tige. Comme si une valeur consa­crée pou­vait ne pas dépendre des vec­teurs de sa consé­cra­tion et des ins­tances de légi­ti­ma­tion […].
Cette pro­pen­sion à cer­cler l’art dans des objets décon­nec­tés de leurs condi­tions de pro­duc­tion et de consé­cra­tion entraîne l’absolutisation de valeurs qui ne sont que rela­tives et rela­tion­nelles.

Le pro­duc­teur de la valeur de l’œuvre d’art n’est pas l’artiste mais le champ de pro­duc­tion en tant qu’univers de croyance qui pro­duit la valeur de l’œuvre d’art comme fétiche en pro­dui­sant la croyance dans le pou­voir créa­teur de l’artiste. (Bourdieu, Les Règles de l’art)

On manque quelque chose, disait-on, à ne voir le féti­chisme que comme des méca­nismes d’attribution de la valeur qui ne tournent pas rond. Il en va plu­tôt d’une ten­dance à cacher der­rière la créa­tion d’un seul la divi­sion du tra­vail artis­tique accom­pli et la foule d’acteurs pris dans des chaînes de sous-trai­tance et de basses tâches d’exécution, sans les­quelles l’œuvre ne ver­rait pas le jour.

« Spectres du féti­chisme lit­té­raire »
L’ordinaire de la lit­té­ra­ture
La Fabrique 2024
p. 93–99