21 05 24

Viveiros de Castro, Le regard du jaguar

[À pro­pos de la mobi­li­sa­tion, par l’État bré­si­lien, d’an­thro­po­logues au ser­vice d’une enquête ayant pour but de déter­mi­ner qui peut pré­tendre au sta­tut d’« Indien ».]

Cette dis­cus­sion – qui est indien ?, com­ment défi­nit-on son appar­te­nance ? etc. – pos­sède une dimen­sion un peu déli­rante ou hal­lu­ci­na­toire, comme d’ailleurs toute dis­cus­sion où l’ontologique et le juri­dique entrent dans un pro­ces­sus d’accouplement. Des monstres naissent sou­vent de ce pro­ces­sus. Ce sont des monstres pit­to­resques et rela­ti­ve­ment inof­fen­sifs tant que les gens ne se mettent pas à croire en eux. Mais dans le cas contraire, ils nous dévorent. […] Qui est indien ? [Il ne s’agissait pas de] répondre à cette ques­tion, mais de répondre contre cette ques­tion, puisqu’il ne s’agissait pas d’une ques­tion mais d’une réponse, une réponse qu’il fal­lait « remettre en ques­tion », autre­ment dit, récu­ser, ren­ver­ser. […] Comment répondre à la réponse que l’État tenait pour indis­cu­table dans sa ques­tion, à savoir que « indien » était un attri­but déter­mi­nable par ins­pec­tion et nom­mable par osten­ta­tion, une sub­stance douée de pro­prié­tés carac­té­ris­tiques, quelque chose dont on serait capable de dire ce que c’est, et de dire qui satis­fait aux exi­gences d’une telle quid­di­té.

[…] En fait, plus (ou moins) qu’une manière d’être, l’indianité dési­gnait à nos yeux une cer­taine manière de deve­nir, quelque chose d’essentiellement invi­sible mais non moins effi­cient : un mou­ve­ment infi­ni­té­si­mal inces­sante de dif­fé­ren­cia­tion, et non pas un état mas­sif de « dif­fé­rence » anté­rio­ri­sée et sta­bi­li­sée, à savoir une iden­ti­té. […]

La Constitution de 1988 a juri­di­que­ment (idéo­lo­gi­que­ment) mis un terme à un pro­jet sécu­lier de dés­in­dia­ni­sa­tion, en recon­nais­sant qu’il n’avait pas été atteint. Et c’est ain­si que les com­mu­nau­tés enga­gées dans un pro­ces­sus de dis­tan­cia­tion par rap­port à la réfé­rence indi­gène com­men­cèrent par se rendre compte qu’« être » à nou­veau indien – c’est-à-dire deve­nir à nou­veau indien, reprendre le pro­ces­sus inces­sant qui consiste à deve­nir indien – pou­vait être une chose inté­res­sante. Convertir, revê­tir, per­ver­tir ou sub­ver­tir (comme on vou­dra) le dis­po­si­tif de sujé­tion acti­vé depuis la Conquista de manière à en faire un dis­po­si­tif de sub­jec­ti­va­tion ; arrê­ter de vivre l’indianité dans la souf­france et com­men­cer à s’en réjouir. Une gigan­tesque cathar­sis col­lec­tive, pour reprendre un vieux terme psy­cha­na­ly­tique. Une car­na­va­li­sa­tion eth­nique. Le retour du refou­lé natio­nal.

Quel est le pro­blème aujourd’hui ? Autrement dit, com­ment le pro­blème se pré­sente-t-il aujourd’hui ? Il semble qu’il s’agisse d’éviter la bana­li­sa­tion de l’idée et de l’étiquette d’« Indien ». L’inquiétude est claire et nette  : bon, si vous « tout le monde » ou « n’importe qui » (n’importe quel col­lec­tif) se met à se dire indien, cela pour­rait nuire aux propres « Indiens ». La condi­tion d’indigène, condi­tion juri­dique et idéo­lo­gique, pour­rait « ne plus avoir de sens ». C’est là une crainte par­fai­te­ment légi­time. je ne la par­tage pas, mais je la trouve par­fai­te­ment légi­time, natu­relle, com­pré­hen­sible, etc. La crainte de dis­pa­raître. Quoi qu’il en soit… Le rai­son­ne­ment est le sui­vant : si, tout à coup, on devait « recon­naître comme telle » toute com­mu­nau­té qui se reven­dique comme indi­gène auprès des dis­tri­bu­teurs auto­ri­sés d’identité (avant tout l’État). alors ce sont les Yanomami, les Tucano, les Xavante, tous les « vrais indiens » qui, en défi­ni­tive, seraient mis en échec. Il existe un risque de déva­lo­ri­sa­tion de la notion d’Indien, d’une iden­ti­té au rabais. Si, avant, cela coû­tait cher d’être indien, aujourd’hui, c’est vrai­ment deve­nu trop bon mar­ché. Rien de plus facile d’être indien aujourd’hui ; il suf­fit de le pro­cla­mer… Alors per­sonne, prin­ci­pa­le­ment l’État, ne vou­dra plus en ache­ter.

Mais je n’y crois pas. En fai­sant une très mau­vaise com­pa­rai­son – je dis mau­vaise car la com­pa­rai­son risque de ravi­ver de vieux et gro­tesques sté­réo­types – on pour­rait dire qu’être indien c’est comme ce que disait Lacan sur le fait d’être fou : ne devient pas fou qui veut. Ni celui qui le dit. Car seul est indien celui qui s’en porte garant. […]

Et c’est jus­te­ment ce que sou­hai­taient faire les anthro­po­logues, garan­tir cette iden­ti­té indi­gène. Sauf qu’ils ne la garan­tissent pas ; seul l’Indien en est le garant. Sur cette ques­tion, le rôle des anthro­po­logues est un peu confus. […] L’anthropologue s’est vu confé­rer une attri­bu­tion qui, à mon sens, s’avère com­pli­quée. Il a fini par déte­nir le pou­voir de dis­cri­mi­ner qui est indien et qui ne l’est pas, ou plu­tôt, la pré­ro­ga­tive de se pro­non­cer avec auto­ri­té en la matière, afin d’instruire l’instance qui détient réel­le­ment ce pou­voir de dis­cri­mi­na­tion, le pou­voir judi­ciaire. Même si l’anthropologue dit tou­jours, ou presque, qu’untel est indien […], peu importe. Le pro­blème n’en réside pas moins dans le fait que l’anthropologue est « en posi­tion de » dire qui n’est pas indien, de dire que quelqu’un n’est pas indien. Et il peut le faire.

Quoi qu’il en soit, le fait de se sen­tir auto­ri­sé à répondre situe déjà, dès le départ, l’anthropologue quelque part entre le juge […] et l’avocat de la défense […]. C’est comme si un pro­cu­reur se met­tait à dire […] : « l’accusé n’est pas indien, sa pré­ten­due iden­ti­té indi­gène est une fausse iden­ti­té » ; et puis vous, vous avan­cez comme le ferait l’avocat de la défense en disant « non, il est vrai­ment indien, son iden­ti­té est authen­tique et légi­time ».

Tout va bien, tout est nor­mal et démo­cra­tique. Mais la ques­tion conti­nue tou­jours de se poser dans les mêmes termes : la ques­tion demeure de savoir qui est quoi. De toute évi­dence, il est dif­fi­cile d’ignorer la ques­tion une fois que l’État et son cadre juri­di­co-légal fonc­tionnent comme des mou­lins pro­duc­teurs de sub­stances, de caté­go­ries, de rôles, de fonc­tions, de sujets, de titu­laires de tel ou tel droit, etc. Ce qui n’a pas été estam­pillé par les auto­ri­tés com­pé­tentes n’existe pas – cela n’existe pas car cela a été pro­duit en dehors des normes et des stan­dards, cela n’a pas reçu le label de qua­li­té. Ce qui ne figure pas dans le dos­sier, etc. La loi c’est la loi, etc. et après tout, il faut admi­nis­trer la nation ; il faut gérer la popu­la­tion et le ter­ri­toire. Comme on dit.

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trad.  Pierre Delgado
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p. 100–103 & 108–112