[À propos de la mobilisation, par l’État brésilien, d’anthropologues au service d’une enquête ayant pour but de déterminer qui peut prétendre au statut d’« Indien ».]
Cette discussion – qui est indien ?, comment définit-on son appartenance ? etc. – possède une dimension un peu délirante ou hallucinatoire, comme d’ailleurs toute discussion où l’ontologique et le juridique entrent dans un processus d’accouplement. Des monstres naissent souvent de ce processus. Ce sont des monstres pittoresques et relativement inoffensifs tant que les gens ne se mettent pas à croire en eux. Mais dans le cas contraire, ils nous dévorent. […] Qui est indien ? [Il ne s’agissait pas de] répondre à cette question, mais de répondre contre cette question, puisqu’il ne s’agissait pas d’une question mais d’une réponse, une réponse qu’il fallait « remettre en question », autrement dit, récuser, renverser. […] Comment répondre à la réponse que l’État tenait pour indiscutable dans sa question, à savoir que « indien » était un attribut déterminable par inspection et nommable par ostentation, une substance douée de propriétés caractéristiques, quelque chose dont on serait capable de dire ce que c’est, et de dire qui satisfait aux exigences d’une telle quiddité.
[…] En fait, plus (ou moins) qu’une manière d’être, l’indianité désignait à nos yeux une certaine manière de devenir, quelque chose d’essentiellement invisible mais non moins efficient : un mouvement infinitésimal incessante de différenciation, et non pas un état massif de « différence » antériorisée et stabilisée, à savoir une identité. […]La Constitution de 1988 a juridiquement (idéologiquement) mis un terme à un projet séculier de désindianisation, en reconnaissant qu’il n’avait pas été atteint. Et c’est ainsi que les communautés engagées dans un processus de distanciation par rapport à la référence indigène commencèrent par se rendre compte qu’« être » à nouveau indien – c’est-à-dire devenir à nouveau indien, reprendre le processus incessant qui consiste à devenir indien – pouvait être une chose intéressante. Convertir, revêtir, pervertir ou subvertir (comme on voudra) le dispositif de sujétion activé depuis la Conquista de manière à en faire un dispositif de subjectivation ; arrêter de vivre l’indianité dans la souffrance et commencer à s’en réjouir. Une gigantesque catharsis collective, pour reprendre un vieux terme psychanalytique. Une carnavalisation ethnique. Le retour du refoulé national.
Quel est le problème aujourd’hui ? Autrement dit, comment le problème se présente-t-il aujourd’hui ? Il semble qu’il s’agisse d’éviter la banalisation de l’idée et de l’étiquette d’« Indien ». L’inquiétude est claire et nette : bon, si vous « tout le monde » ou « n’importe qui » (n’importe quel collectif) se met à se dire indien, cela pourrait nuire aux propres « Indiens ». La condition d’indigène, condition juridique et idéologique, pourrait « ne plus avoir de sens ». C’est là une crainte parfaitement légitime. je ne la partage pas, mais je la trouve parfaitement légitime, naturelle, compréhensible, etc. La crainte de disparaître. Quoi qu’il en soit… Le raisonnement est le suivant : si, tout à coup, on devait « reconnaître comme telle » toute communauté qui se revendique comme indigène auprès des distributeurs autorisés d’identité (avant tout l’État). alors ce sont les Yanomami, les Tucano, les Xavante, tous les « vrais indiens » qui, en définitive, seraient mis en échec. Il existe un risque de dévalorisation de la notion d’Indien, d’une identité au rabais. Si, avant, cela coûtait cher d’être indien, aujourd’hui, c’est vraiment devenu trop bon marché. Rien de plus facile d’être indien aujourd’hui ; il suffit de le proclamer… Alors personne, principalement l’État, ne voudra plus en acheter.
Mais je n’y crois pas. En faisant une très mauvaise comparaison – je dis mauvaise car la comparaison risque de raviver de vieux et grotesques stéréotypes – on pourrait dire qu’être indien c’est comme ce que disait Lacan sur le fait d’être fou : ne devient pas fou qui veut. Ni celui qui le dit. Car seul est indien celui qui s’en porte garant. […]
Et c’est justement ce que souhaitaient faire les anthropologues, garantir cette identité indigène. Sauf qu’ils ne la garantissent pas ; seul l’Indien en est le garant. Sur cette question, le rôle des anthropologues est un peu confus. […] L’anthropologue s’est vu conférer une attribution qui, à mon sens, s’avère compliquée. Il a fini par détenir le pouvoir de discriminer qui est indien et qui ne l’est pas, ou plutôt, la prérogative de se prononcer avec autorité en la matière, afin d’instruire l’instance qui détient réellement ce pouvoir de discrimination, le pouvoir judiciaire. Même si l’anthropologue dit toujours, ou presque, qu’untel est indien […], peu importe. Le problème n’en réside pas moins dans le fait que l’anthropologue est « en position de » dire qui n’est pas indien, de dire que quelqu’un n’est pas indien. Et il peut le faire.
Quoi qu’il en soit, le fait de se sentir autorisé à répondre situe déjà, dès le départ, l’anthropologue quelque part entre le juge […] et l’avocat de la défense […]. C’est comme si un procureur se mettait à dire […] : « l’accusé n’est pas indien, sa prétendue identité indigène est une fausse identité » ; et puis vous, vous avancez comme le ferait l’avocat de la défense en disant « non, il est vraiment indien, son identité est authentique et légitime ».
Tout va bien, tout est normal et démocratique. Mais la question continue toujours de se poser dans les mêmes termes : la question demeure de savoir qui est quoi. De toute évidence, il est difficile d’ignorer la question une fois que l’État et son cadre juridico-légal fonctionnent comme des moulins producteurs de substances, de catégories, de rôles, de fonctions, de sujets, de titulaires de tel ou tel droit, etc. Ce qui n’a pas été estampillé par les autorités compétentes n’existe pas – cela n’existe pas car cela a été produit en dehors des normes et des standards, cela n’a pas reçu le label de qualité. Ce qui ne figure pas dans le dossier, etc. La loi c’est la loi, etc. et après tout, il faut administrer la nation ; il faut gérer la population et le territoire. Comme on dit.