Il aurait naturellement, dit-il, pu aller aussi avec moi au Wertheimsteinpark et m’expliquer là-bas les Mange-pas-cher, mais sur le chemin du Wertheimsteinpark déjà l’intensité nécessaire à son exposé se serait probablement perdue, rien n’était, comme je le savais, plus fragile qu’un sujet scientifique complexe comme les Mange-pas-cher, il était déjà de la plus grande difficulté de retenir assez longtemps pour soi dans sa tête un pareil sujet, à plus forte raison un pareil sujet pour quelqu’un d’autre encore, et ainsi, comme il était naturel, il avait été obligé de se décider à me prier d’aller à l’Œil de Dieu, de fait il avait dit et pas seulement une fois, mais plusieurs fois prier d’aller à l’Œil de Dieu, il avait été obligé de s’abaisser jusqu’à une telle déclaration, effectivement pour lui, je le sais, indigne, pour m’expliquer les Mange-pas-cher, car pour aller au Wertheimsteinpark il nous aurait fallu deux fois plus de chemin que pour aller à l’Œil de Dieu, un instant l’idée lui était passée par la tête d’aller au Casino Zögernitz qui nous était bien connu et familier à tous les deux, mais il avait peur, au Casino Zögernitz, dont moi surtout j’avais été l’hôte tous les jours pendant de nombreuses années, toujours avec une tasse de café et avec les tout derniers journaux, plus ou moins heureux dans la société de ceux que j’appelais les Zögernitziens, qui étaient eux aussi un groupe humain en soi et, comme les gens de la CPV et les gens de l’Œil de Dieu, le sont encore aujourd’hui, c’était par lui d’abord qu’avait été faite la proposition d’aller au Zögernitz, où j’ai toujours eu plus d’avantages que dans tous les autres établissements du dix-neuvième arrondissement et où, quand j’y vais, je les ai encore, pour ne rien dire du magnifique jardin et de l’air de la Forêt Viennoise toujours frais dans ce jardin du Zögernitz, mais lui, Koller, avait eu soudain peur alors de rencontrer au Zögernitz précisément les gens qui avaient été les plus répugnants pour lui les derniers temps, à savoir ceux qu’il appelait les vieux du Zögernitz, lesquels sont assis jour après jour au Zögernitz depuis des dizaines d’années et étaient devenus avec le temps une catégorie humaine en soi qui lui répugnait plus encore que les gens de l’Œil de Dieu, parce que, comme il l’avait exprimé plusieurs fois, d’abord à cause de ses opinions politiques, mais ensuite au fil du temps à cause de son travail scientifique où il avançait avec cohérence, que les gens du Zögernitz, selon lui, avaient pris l’habitude de ne désigner toujours face à lui que comme une lubie de fou, il éprouvait depuis des années contre les gens du Zögernitz précisément la haine la plus grande, une haine ininterrompue née pendant les trois, quatre dernières années d’une aversion, croyait-il, ignoble à son endroit, une haine qu’il appelait une haine ininterrompue de l’esprit, parce qu’ils lui enviaient, ne cessait-il de dire, son existence, à savoir le fait qu’il possédait une pension qui lui était effectivement assurée à perpétuité et devait être au surplus tous les mois exactement ajustée à ce qu’on appelle le coût de la vie et donc toujours d’une valeur de la plus grande stabilité permanente, et aussi en raison du fait que c’était précisément, de fait, directement et non pas indirectement, une pension de l’industriel verrier Weller, et même les gens du Zögernitz étaient allés, selon lui, jusqu’à lui envier la morsure du chien de Weller, car eux, lui avaient-ils prétendument représenté à chaque instant, avaient toujours été obligés dans leur vie de travailler dur et maintenant encore, dans leur âge avancé, travaillaient dur, étaient donc obligés jusqu’à aujourd’hui de gagner leur pain par plus ou moins de dur travail, quel qu’il soit, tandis que lui pour ainsi dire grâce au hasard de la morsure du chien de Weller était dispensé de tout travail alimentaire et pour ainsi dire grâce à la circonstance que le jour en question il était allé au Türkenschanzpark et non au Wertheimsteinpark, était tombé sur ce qu’on appelle le côté beurré de la vie et pouvait s’adonner à sa folie, sans souci aucun.
30 05 24
Bernhard, Les Mange-pas-cher
, ,
trad.
Claude Porcell
, , ,
p. 81–83