Le remous, la confusion désordonnée dans laquelle était entrée la circulation encéphalique – sans qu’il en résultât, ô mystère ! la moindre atteinte portée au consensus – eût (sic) donc pour effet d’ôter à mon attention la faculté de se maintenir ; et, à mes idées, celle de se reproduire d’une façon matérielle : c’est ce que je désignerai dorénavant par le mot dysgraphie. J’avais été surpris et renversé plume en main, sur le champ de l’étude ; il en résultait que chaque fois que je me mettais à écrire, cette difficulté se reproduisait, secondée, d’un côté, par la réalité de l’affection ; de l’autre, par la crainte qu’amenait le souvenir des arrêts précédents. Ainsi, l’imagination et la névrose, agissant de concert, me plaçaient dans une dépendance dont aucun pouvoir n’aurait pu m’arracher.
Je sentais le moi intellectuel restreint dans son action et dans son développement matériel, comme l’aurait été, par exemple, le génie musical de Paganini, si, durant l’exécution d’un solo, les doigts de ce maître s’étaient paralysés, ou si l’on était venu poser la main sur les cordes de son violon. Dans cette supposition, n’est-il pas hors de doute que les notes conçues et harmoniquement enchaînées dans la tête de l’artiste auraient été perdues pour les assistants, mais que, dans la réalité, elles se seraient continuées dans sa conscience ?
Voilà ce que je puis dire de plus exact pour faire entrevoir les phénomènes dont il s’agit, lesquels tiennent à des mystères dont l’admission est à l’état latent chez un grand nombre de mes confrères… Ainsi, notre volonté n’est pas toujours desservie par des organes qui, souvent réfractaires à l’état normal, le sont bien davantage à l’état de maladie. C’est donc à tort que quelquefois on reproche à un sourd de n’entendre que quand il le veut, et à un malade frappé de cécité intermittente de ne voir que selon son caprice.
Dès que la fatigue se produisait, et elle arrivait vite, il se faisait un mouvement général dans ma tête ; celle-ci s’échauffait, se resserrait dans sa partie antérieure comme si elle eût été soumise à l’action d’un étau. L’ensemble de mes idées était à l’état d’un mobilier qu’on déchargerait pêle-mêle dans un salon afin d’y être placé selon les règles du discernement et du goût. N’est-il pas vrai que le tapissier, chargé de cette besogne, ne s’en tirerait qu’à la condition d’avoir ses coudées franches et son œil libre ? Eh bien, dans les efforts que je tenais pour asseoir chaque idée à sa place et rétablir l’ordre mental, ma volonté se brisait contre l’obstacle ! au lieu d’une révolte locale, j’avais une révolte générale ; car, l’estomac, le cœur, les ramifications nerveuses des membres attestaient la complexité de l’insubordination. En conséquence, j’avais des palpitations, des nausées, des élancements dans les bras, un refroidissement gradué dans les jambes ; quelquefois même j’ai été surpris par un véritable état de catalepsie qui se dissipait au bout de quelques secondes. Montaigne, qui avait éprouvé un échantillon de l’aiguillette organique, mais sous d’autres formes et à un degré non morbide, a dit : « Ce que je fais naturellement, si je m’ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance, je ne sçay plus le faire. Cette tyrannie rebute mes membres… il se croupissent d’esfroy et de despit !!! »
[…]Joubert a écrit qu’« il est des esprits dont on peut dire : il y fait clair ; et d’autres dont on peu dire : il y fait chaud. Selon le même écrivain, il est aussi des hommes qui ont trop de pensées pour leur santé ; elles les tourmentent. C’est précisément le cas où je me trouvais. Lorsqu’une idée s’emparait de moi, elle était escortée de tous ses attributs, de tous ses rapports, de tout ce qui lui était analogue. Accablé par cette multitude d’éléments, qui me traversaient le cerveau dans des directions entrecroisées, je ressemblais à un vertigineux qui, ne pouvait supporter le spectacle d’un large horizon, se voit forcé à détourner son regard, sous peine de défaillance !… Je faisais mille efforts pour me débarrasser de cette fécondité importune, toute pareille à ces enfants dont parle Ezéchiel, qui, arrivés au temps de leur naissance, ne trouvaient pas dans le sein de leur mère la force de l’enfantement. Parvenais-je à la dissiper, je sentais un vide mental, un étonnement amer. C’est quelque chose de semblable qu’éprouverait un sculpteur si, jetant son bronze en ébullition dans le moule où son génie le dessine, il voyait fondre le moule et se disperser le métal ! Ce n’est que durant l’espace d’un clin d’œil qu’il m’était donné de penser en grand et d’envisager, avec souffrance, cette situation si heureuse que Leibnitz (sic) a désignée par ces morts : perceptio cum reflexione conjuncta.
Lorsque, malgré moi, je retournais à mon sujet, la prévision que j’allais rencontrer les mêmes difficultés – ainsi que je l’ai dit au précédent chapitre – suffisait pour les ramener. J’étais dans la préoccupation de ne pouvoir faire ce que je désirais ou ce qui m’était imposé. Je ne trouvais un peu de repos qu’après avoir consigné mes idées sur le papier et les avoir accolées avec d’autres leur faisant cortège ; jusque-là elles m’étaient un épouvantail ! Il aurait fallu, pour que je pusse en profiter, un moyen de configuration instantané, subtil comme la lumière ; alors elles n’auraient pas perdu leur richesse et les allures brillantes de leur origine. Ce n’était, et ce n’est encore, finalement, que par des excès de volition qu’il m’est permis de les ressaisir, si ce n’est tout entières, du moins en quantité suffisante pour satisfaire à cette ambition particulière que Lamartine a désignée en ces termes : « L’homme se tourmente jusqu’à ce qu’il ait produit au dehors ce qui le travaille au-dedans. Sa parole écrite est comme un miroir dont il a besoin pour s’assurer qu’il existe. »
Je vais dire par quel mécanisme, par quelle patiente inouïe je parvenais à atteindre quelques portions de mon but ; et, ce que je fais alors, il m’arrive de le faire encore. Je repasse, je retourne, je mâche une phrase jusqu’à ce qu’elle ait perdu tout désaccord entre les mots qui la constituent, et que j’aie rattrapé, autant que possible, sa vigueur première, sa coloration, ses tintements harmoniques ; enfin, jusqu’à ce que j’aie donné à ce vêtement de l’idée le degré de coquetterie dont il a besoin pour être bienvenu au lecteur. Ce travail est interrompu à chaque instant pour faire des recherches historiques ou grammaticales ; car ma mémoire me sert horriblement mal, et je tiens à l’exactitude de la vérité avec le scrupule d’un fanatique. Le résultat obtenu, je ressens une satisfaction comparable à celle que nous vaut la coaptation chirurgicale lorsqu’après des tentatives longues et répétées, nous avons réduit une partie luxée ; ce n’est que par hasard, et rarement, qu’il m’est donné d’obtenir, créé de toute pièce, une période qui soit à ma guise. Presque toutes m’entraînent à une révision postérieure pour peser, en dernier ressort, chaque expression d’après sa valeur picturale et logique.