29 09 15

Le remous, la confu­sion désor­don­née dans laquelle était entrée la cir­cu­la­tion encé­pha­lique – sans qu’il en résul­tât, ô mys­tère ! la moindre atteinte por­tée au consen­sus – eût (sic) donc pour effet d’ôter à mon atten­tion la facul­té de se main­te­nir ; et, à mes idées, celle de se repro­duire d’une façon maté­rielle : c’est ce que je dési­gne­rai doré­na­vant par le mot dys­gra­phie. J’avais été sur­pris et ren­ver­sé plume en main, sur le champ de l’étude ; il en résul­tait que chaque fois que je me met­tais à écrire, cette dif­fi­cul­té se repro­dui­sait, secon­dée, d’un côté, par la réa­li­té de l’affection ; de l’autre, par la crainte qu’amenait le sou­ve­nir des arrêts pré­cé­dents. Ainsi, l’imagination et la névrose, agis­sant de concert, me pla­çaient dans une dépen­dance dont aucun pou­voir n’aurait pu m’arracher.

Je sen­tais le moi intel­lec­tuel res­treint dans son action et dans son déve­lop­pe­ment maté­riel, comme l’aurait été, par exemple, le génie musi­cal de Paganini, si, durant l’exécution d’un solo, les doigts de ce maître s’étaient para­ly­sés, ou si l’on était venu poser la main sur les cordes de son vio­lon. Dans cette sup­po­si­tion, n’est-il pas hors de doute que les notes conçues et har­mo­ni­que­ment enchaî­nées dans la tête de l’artiste auraient été per­dues pour les assis­tants, mais que, dans la réa­li­té, elles se seraient conti­nuées dans sa conscience ?

Voilà ce que je puis dire de plus exact pour faire entre­voir les phé­no­mènes dont il s’agit, les­quels tiennent à des mys­tères dont l’admission est à l’état latent chez un grand nombre de mes confrères… Ainsi, notre volon­té n’est pas tou­jours des­ser­vie par des organes qui, sou­vent réfrac­taires à l’état nor­mal, le sont bien davan­tage à l’état de mala­die. C’est donc à tort que quel­que­fois on reproche à un sourd de n’entendre que quand il le veut, et à un malade frap­pé de céci­té inter­mit­tente de ne voir que selon son caprice.

Dès que la fatigue se pro­dui­sait, et elle arri­vait vite, il se fai­sait un mou­ve­ment géné­ral dans ma tête ; celle-ci s’échauffait, se res­ser­rait dans sa par­tie anté­rieure comme si elle eût été sou­mise à l’action d’un étau. L’ensemble de mes idées était à l’état d’un mobi­lier qu’on déchar­ge­rait pêle-mêle dans un salon afin d’y être pla­cé selon les règles du dis­cer­ne­ment et du goût. N’est-il pas vrai que le tapis­sier, char­gé de cette besogne, ne s’en tire­rait qu’à la condi­tion d’avoir ses cou­dées franches et son œil libre ? Eh bien, dans les efforts que je tenais pour asseoir chaque idée à sa place et réta­blir l’ordre men­tal, ma volon­té se bri­sait contre l’obstacle ! au lieu d’une révolte locale, j’avais une révolte géné­rale ; car, l’estomac, le cœur, les rami­fi­ca­tions ner­veuses des membres attes­taient la com­plexi­té de l’insubordination. En consé­quence, j’avais des pal­pi­ta­tions, des nau­sées, des élan­ce­ments dans les bras, un refroi­dis­se­ment gra­dué dans les jambes ; quel­que­fois même j’ai été sur­pris par un véri­table état de cata­lep­sie qui se dis­si­pait au bout de quelques secondes. Montaigne, qui avait éprou­vé un échan­tillon de l’aiguillette orga­nique, mais sous d’autres formes et à un degré non mor­bide, a dit : « Ce que je fais natu­rel­le­ment, si je m’ordonne de le faire par une expresse et pres­crite ordon­nance, je ne sçay plus le faire. Cette tyran­nie rebute mes membres… il se crou­pissent d’esfroy et de des­pit !!! »

[…]

Joubert a écrit qu’« il est des esprits dont on peut dire : il y fait clair ; et d’autres dont on peu dire : il y fait chaud. Selon le même écri­vain, il est aus­si des hommes qui ont trop de pen­sées pour leur san­té ; elles les tour­mentent. C’est pré­ci­sé­ment le cas où je me trou­vais. Lorsqu’une idée s’emparait de moi, elle était escor­tée de tous ses attri­buts, de tous ses rap­ports, de tout ce qui lui était ana­logue. Accablé par cette mul­ti­tude d’éléments, qui me tra­ver­saient le cer­veau dans des direc­tions entre­croi­sées, je res­sem­blais à un ver­ti­gi­neux qui, ne pou­vait sup­por­ter le spec­tacle d’un large hori­zon, se voit for­cé à détour­ner son regard, sous peine de défaillance !… Je fai­sais mille efforts pour me débar­ras­ser de cette fécon­di­té impor­tune, toute pareille à ces enfants dont parle Ezéchiel, qui, arri­vés au temps de leur nais­sance, ne trou­vaient pas dans le sein de leur mère la force de l’enfantement. Parvenais-je à la dis­si­per, je sen­tais un vide men­tal, un éton­ne­ment amer. C’est quelque chose de sem­blable qu’éprouverait un sculp­teur si, jetant son bronze en ébul­li­tion dans le moule où son génie le des­sine, il voyait fondre le moule et se dis­per­ser le métal ! Ce n’est que durant l’espace d’un clin d’œil qu’il m’était don­né de pen­ser en grand et d’envisager, avec souf­france, cette situa­tion si heu­reuse que Leibnitz (sic) a dési­gnée par ces morts : per­cep­tio cum reflexione conjunc­ta.

Lorsque, mal­gré moi, je retour­nais à mon sujet, la pré­vi­sion que j’allais ren­con­trer les mêmes dif­fi­cul­tés – ain­si que je l’ai dit au pré­cé­dent cha­pitre – suf­fi­sait pour les rame­ner. J’étais dans la pré­oc­cu­pa­tion de ne pou­voir faire ce que je dési­rais ou ce qui m’était impo­sé. Je ne trou­vais un peu de repos qu’après avoir consi­gné mes idées sur le papier et les avoir acco­lées avec d’autres leur fai­sant cor­tège ; jusque-là elles m’étaient un épou­van­tail ! Il aurait fal­lu, pour que je pusse en pro­fi­ter, un moyen de confi­gu­ra­tion ins­tan­ta­né, sub­til comme la lumière ; alors elles n’auraient pas per­du leur richesse et les allures brillantes de leur ori­gine. Ce n’était, et ce n’est encore, fina­le­ment, que par des excès de voli­tion qu’il m’est per­mis de les res­sai­sir, si ce n’est tout entières, du moins en quan­ti­té suf­fi­sante pour satis­faire à cette ambi­tion par­ti­cu­lière que Lamartine a dési­gnée en ces termes : « L’homme se tour­mente jusqu’à ce qu’il ait pro­duit au dehors ce qui le tra­vaille au-dedans. Sa parole écrite est comme un miroir dont il a besoin pour s’assurer qu’il existe. »

Je vais dire par quel méca­nisme, par quelle patiente inouïe je par­ve­nais à atteindre quelques por­tions de mon but ; et, ce que je fais alors, il m’arrive de le faire encore. Je repasse, je retourne, je mâche une phrase jusqu’à ce qu’elle ait per­du tout désac­cord entre les mots qui la consti­tuent, et que j’aie rat­tra­pé, autant que pos­sible, sa vigueur pre­mière, sa colo­ra­tion, ses tin­te­ments har­mo­niques ; enfin, jusqu’à ce que j’aie don­né à ce vête­ment de l’idée le degré de coquet­te­rie dont il a besoin pour être bien­ve­nu au lec­teur. Ce tra­vail est inter­rom­pu à chaque ins­tant pour faire des recherches his­to­riques ou gram­ma­ti­cales ; car ma mémoire me sert hor­ri­ble­ment mal, et je tiens à l’exactitude de la véri­té avec le scru­pule d’un fana­tique. Le résul­tat obte­nu, je res­sens une satis­fac­tion com­pa­rable à celle que nous vaut la coap­ta­tion chi­rur­gi­cale lorsqu’après des ten­ta­tives longues et répé­tées, nous avons réduit une par­tie luxée ; ce n’est que par hasard, et rare­ment, qu’il m’est don­né d’obtenir, créé de toute pièce, une période qui soit à ma guise. Presque toutes m’entraînent à une révi­sion pos­té­rieure pour peser, en der­nier res­sort, chaque expres­sion d’après sa valeur pic­tu­rale et logique.