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Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle

Avant de deve­nir écri­vain, Rousseau a décou­vert la force et l’impuissance de la parole. À Bossey, chez les Lambercier, ses pro­tes­ta­tions d’innocence ne lui ont été d’aucun secours : « Les appa­rences me condam­naient. » À Turin, chez les Vercellis, où il a volé un ruban, il accuse la pauvre Marion, il ment avec « une impu­dence infer­nale », et les juges intègres se laissent prendre à son men­songe : « Les pré­ju­gés étaient pour moi. » La parole ne peut rien et peut tout : elle est inca­pable de vaincre les « appa­rences » men­son­gères, et elle est capable d’inspirer des « pré­ju­gés » qui résistent vic­to­rieu­se­ment à la véri­té. Aucune parole ne peut com­mu­ni­quer le sen­ti­ment inté­rieur de l’innocence, tan­dis que la fic­tion trouve cré­dit avec une faci­li­té étrange.

Le lan­gage ne va pas de soi, et Jean-Jacques n’est pas à son aise lorsqu’il faut par­ler. Il n’est pas maître de sa parole, comme il n’est pas maître de sa pas­sion. Il ne coïn­cide presque jamais avec ce qu’il dit : ses mots lui échappent, et il échappe à son dis­cours. Quand il s’adresse aux autres, il est pla­te­ment infé­rieur à lui-même, ou il s’élance élo­quem­ment au-delà de son natu­rel. Son lan­gage, il le sent tan­tôt para­ly­sé par une fai­blesse effa­rou­chée, tan­tôt défor­mé par un excès « invo­lon­taire ». Nous trou­vons Jean-Jacques une fois bal­bu­tiant, embar­ras­sé ; une autre fois, plein d’assurance devant les autres, écra­sant avec ses sen­tences « leurs petits bons mots » — « comme j’écraserais un insecte entre mes doigts ? » Mais chaque fois, ce n’est pas lui, ce n’est pas le vrai Jean-Jacques. Inepte ou ins­pi­ré, il est hors de lui, il est en deçà ou au-delà de lui-même :

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conver­sa­tion, ou, pour par­ler à pro­pos, il faut pen­ser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de conve­nances dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une suf­fit pour m’intimider. Je ne com­prends pas même com­ment on ose par­ler dans un cercle… Dans le tête-a-tête il y a un autre incon­vé­nient que je trouve pire ; la néces­si­té de par­ler tou­jours. Quand on vous parle il faut répondre, et si l’on ne dit mot, il faut rele­ver la conver­sa­tion… Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plus tôt ma dette j’ai la fureur de vou­loir par­ler. Je me hâte de bal­bu­tier promp­te­ment des paroles sans idées, trop heu­reux quand elles ne signi­fient rien du tout.

Jean-Jacques est mal­adroit dans le monde ; il n’a ni le ton ni l’à‑propos néces­saires. Ce qui est grave, pour lui, ce n’est pas d’être inca­pable de com­mu­ni­quer ses pen­sées ou de sou­te­nir ses idées, mais la dif­fi­cul­té qu’il éprouve à se faire valoir lui-même. Dans un « cercle » du XVIIIe siècle, cha­cun ne défend ses idées que pour défendre sa qua­li­té dans l’opinion des autres. Jean-Jacques bal­bu­tie et se sent hon­teux : son néant de parole équi­vaut à un néant d’être. Il n’est rien s’il ne parle, et lorsqu’il parle, c’est pour ne rien dire, c’est-à-dire pour s’annihiler, comme s’il ne pre­nait la parole que pour se punir de par­ler.

Si donc Jean-Jacques mani­feste un tel malaise dans la conver­sa­tion c’est qu’il y va de sa propre image, de son moi offert aux regards des autres. Il vou­drait, dans cha­cune de ses paroles, être pré­sent en per­sonne, et être recon­nu pour ce qu’il vaut. Car vivre en socié­té, pour lui, c’est s’exposer à un juge­ment impli­cite qui ne concerne pas ce qu’il dit, mais ce qu’il est : toute parole mal­adroite dimi­nue Jean-Jacques. Et dans les entre­tiens les plus indif­fé­rents, ce qui est en cause ne lui est jamais indif­fé­rent, puisqu’il y com­pro­met sa figure.

Le mal­en­ten­du que redoute Rousseau ne concerne pas ce dont on parle, mais celui qui parle, lui-même. Il sent ou pressent inté­rieu­re­ment sa valeur, et il ne sait pas la rendre évi­dente. Or le sen­ti­ment inté­rieur de sa valeur ne lui suf­fit pas (s’il lui avait suf­fi, serait-il deve­nu un écri­vain ?) ; sa valeur n’existera pour lui que si elle lui est confir­mée par l’admiration d’autrui.

Bien sûr, il n’acceptera jamais l’opinion que les autres se font de lui. Il n’acceptera jamais les valeurs selon les­quelles les autres pré­tendent le juger. Il ne veut rien par­ta­ger avec eux : il pré­tend s’imposer à eux, s’exposer à leurs yeux comme un être admi­rable et sin­gu­lier. Mais Rousseau bal­bu­tiant se montre inepte, et alors il est vrai­ment inepte, pour lui-même et pour les autres : « En vou­lant vaincre ou cacher mon inep­tie, je manque rare­ment de la mon­trer. » Maladroit, embar­ras­sé, il n’a expo­sé qu’un frag­ment de son carac­tère : son sen­ti­ment lui assure qu’il vaut mieux que cela, mais déjà les autres l’ont jugé, l’ont mécon­nu, lui ont déro­bé le droit de deve­nir lui-même, de mon­trer un visage dif­fé­rent. Qu’on lui en laisse le loi­sir, il sau­ra bien révé­ler un tout autre Jean-Jacques, offrir une tout autre appa­rence. Ainsi Jean-Jacques s’arrache aux « faux juge­ments » des autres, mais dans l’espoir d’inventer un autre lan­gage qui sau­ra les conqué­rir, les obli­ger à recon­naître sa nature et sa valeur excep­tion­nelles : « J’aimerais mieux être oublié de tout le genre humain que regar­dé comme un homme ordi­naire ? »

S’il récuse l’opinion de ses témoins, Rousseau pour­tant ne peut se pas­ser d’eux et renon­cer à se mon­trer, car il n’est rien s’il n’est publi­que­ment recon­nu. II se révolte contre les juge­ments qui l’emprisonnent dans les valeurs reçues, ou qui l’immobilisent dans la figure qu’il a mal­adroi­te­ment affi­chée. Mais tout en contes­tant la vali­di­té des juge­ments exté­rieurs, il tient cepen­dant à res­ter « en vue ». Ne me jugez pas, mais ne ces­sez pas de me regar­der…

En effet, Rousseau sou­haite et redoute d’être mécom­pris. Il ne veut pas être com­pris, dans la mesure où être com­pris veut dire être pris : trou­ver une place toute faite dans le sys­tème des valeurs « inau­then­tiques » aux­quelles le monde se sou­met. Non, il ne veut pas qu’on le réduise à n’être qu’un homme de lettres, selon l’acception cou­rante du terme ; le sen­ti­ment que Jean-Jacques a de lui-même est abso­lu­ment unique. Tout en espé­rant que les autres le recon­naî­tront, il refuse d’être recon­nu comme l’un d’entre eux. Il veut être dis­tin­gué : « Quand on me remarque, je ne suis pas fâché que ce soit d’une manière un peu dis­tin­guée. » Quitte à ce que cette « manière un peu dis­tin­guée » puisse pro­vo­quer le scan­dale. Car le scan­dale vaut mieux que de ne pas comp­ter pour les autres. L’échec ne serait pas d’être incom­pris, mais de res­ter igno­ré, de s’être affir­mé déri­soi­re­ment, dans le vide, au milieu de l’indifférence géné­rale. Jean-Jacques a connu maintes fois la décep­tion de s’exhiber inuti­le­ment, de chan­ter de sa plus belle voix sous des fenêtres qui ne s’ouvrent pas. Qu’il suf­fise de rap­pe­ler, au début du deuxième livre des Confessions, le voyage vers Annecy : « Je ne voyais pas un châ­teau à droite ou à gauche sans aller cher­cher l’aventure que j’étais sûr qui m’y atten­dait. Je n’osais entrer dans le châ­teau ni heur­ter ; car j’étais fort timide. Mais je chan­tais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort sur­pris, après m’être long­temps épou­mo­né, de ne voir paraître ni dames ni demoi­selles qu’attirât la beau­té de ma voix ou le sel de mes chan­sons ? »…

En pré­sence des autres, il y a mal­en­ten­du. Jean-Jacques ne par­vient pas à paraître ce que son sen­ti­ment lui assure qu’il est :

N’étant pas un sot, j’ai cepen­dant sou­vent pas­sé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger : d’autant plus mal­heu­reux que ma phy­sio­no­mie et mes yeux pro­mettent davan­tage, et que cette attente frus­trée rend plus cho­quante aux autres ma stu­pi­di­té.

Comment sur­mon­te­ra-t-il ce mal­en­ten­du qui l’empêche de s’exprimer selon sa vraie valeur ? Comment échap­per aux risques de la parole impro­vi­sée ? À quel autre mode de com­mu­ni­ca­tion recou­rir ? Par quel autre moyen se mani­fes­ter ? Jean-Jacques choi­sit d’être absent et d’écrire. Paradoxalement, il se cache­ra pour mieux se mon­trer, et il se confie­ra à la parole écrite :

J’aimerais la socié­té comme un autre, si je n’étais sûr de m’y mon­trer non seule­ment à mon désa­van­tage, mais tout autre que je ne suis. Le par­ti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est pré­ci­sé­ment celui qui me conve­nait. Moi pré­sent on n’aurait jamais su ce que je valais.

L’aveu est sin­gu­lier et mérite qu’on le sou­ligne : Jean-Jacques rompt avec les autres, mais pour se pré­sen­ter à eux dans la parole écrite. Il tour­ne­ra et retour­ne­ra ses phrases à loi­sir, pro­té­gé par la soli­tude. Il don­ne­ra à son absence le sens le plus fort : la véri­té est absente de cette socié­té, j’en suis absent aus­si, je suis donc la véri­té absente ; en oppo­sant aux autres la valeur de mon moi, je leur oppose l’universelle auto­ri­té de la nature, qu’ils mécon­naissent. Aux yeux de ceux qui vivent dans la confu­sion spi­ri­tuelle, la véri­té est scan­da­leuse et sédui­sante : je serai ce scan­dale et cette séduc­tion.

Pour qu’on sache enfin ce qu’il vaut, Jean-Jacques s’éloigne et se met à com­po­ser des livres, de la musique… Il confie son être (sa per­son­na­li­té) à un paraître d’une autre sorte, qui n’est plus son corps, son visage, sa parole concrète, mais le mes­sage pathé­tique d’un absent. Il com­pose ain­si une image de lui-même, qui s’imposera aux autres à la fois par le pres­tige de l’absence et par la vibra­tion de la sen­tence écrite. Car Jean-Jacques, rêveur pas­sion­né, sait d’expérience que rien n’est fas­ci­nant comme une pré­sence qui s’impose dans et par l’absence. « Hors l’Être exis­tant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. » En pre­nant « le par­ti d’écrire et de se cacher », Jean-Jacques cherche à opé­rer la trans­mu­ta­tion qui lui don­ne­ra, aux yeux des autres, la beau­té de « ce qui n’est pas ».

Écrire et se cacher. On s’étonne de l’égale impor­tance que Rousseau donne à ces deux actes. Mais l’un ne va pas sans l’autre. Se cacher sans écrire, ce serait dis­pa­raître. Écrire sans se cacher, ce serait renon­cer à se pro­cla­mer dif­fé­rent. Jean-Jacques ne s’exprimera que s’il écrit et se cache. L’intention expres­sive est dans l’un et l’autre geste, dans la déci­sion d’écrire et dans la volon­té de soli­tude. En rom­pant avec les autres, Rousseau entend leur signi­fier que son âme n’est pas faite pour les plai­sirs com­muns. Le geste de la sépa­ra­tion parle autant que le texte même (d’où la néces­si­té où nous nous trou­vons de tenir éga­le­ment compte de la pen­sée de Rousseau et de sa bio­gra­phie).

L’acte d’écrire vise un résul­tat qui ne peut pas être écrit, un but qui est hors de la lit­té­ra­ture. Ses lec­teurs se méprennent lorsqu’ils pré­tendent enga­ger avec lui un débat d’idées. Ses cri­tiques se four­voient lorsqu’ils dis­cutent ses qua­li­tés d’écrivain. Il ne s’agit pas de cela ; il s’agit d’être recon­nu comme une « belle âme », il s’agit de pro­vo­quer l’effusion d’un accueil qu’on ne lui avait pas accor­dé quand il s’est pré­sen­té en per­sonne. Il se serait pas­sé d’écrire, et même de par­ler, si cet accueil avait été pos­sible au pre­mier coup d’œil.

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chap. 6
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p. 149–153