Il n’y a pas lieu pour autant de se complaire à faire ici la liste des modes par lesquels, au cœur même des liens les plus précieux, peut s’insinuer la jouissance prise à faire déchoir l’autre, cette jouissance maligne […] qui alimente les disputes, les déceptions tacites, les insultes ravalées, les regards de haine. Jouissance elle-même exacerbée par les formes contemporaines de l’« hyper-réflexivité » : nous disposons tous de bribes de savoir sur ce que sont les « déterminismes » psychiques ou sociaux pour croire y voir clair dans ce que sont les stratégies des autres, conscientes ou inconscientes. Autrement dit, nous en savons juste assez pour que nos savoirs puissent donner lieu à ce que les sociologues décrivent dans les termes du phénomène de « récursivité » : chacun se projette non seulement dans ce que pense l’autre, mais dans ce qu’il pense de ce que pense le premier, qui en retour doit prendre en compte cette pensée supposée dans sa manière d’être, etc. On pourrait dire que les relations livrées à elle-même entraînent une forme d’hystérisation de la récursivité : non seulement chacun se sent pris dans le déjà dit, le déjà joué, mais c’est aussi cela qu’il ne peut s’empêcher d’observer chez l’autre, et c’est encore cela qu’il sait être observé chez lui.
Cette hystérisation n’a pas pour résultat de rendre l’autre transparent. C’est au contraire cette transparence supposée qui contribue à le rendre définitivement opaque – comme si la profusion d’interprétations possibles sécrétait une sorte d’écran qui rend les raisons d’agir de l’autre toujours plus incompréhensibles. Autrement dit, si l’Autre ne peut être désormais que l’autre réel, alors ce dernier semble se voir condamné à exhiber la figure d’un Autre plus indéchiffrable que jamais […], car c’est une obscurité qui procède d’une sorte de sur-transparence supposée.