24 04 20

Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte

Dans ces voyages, que le grand Moniteur offi­ciel et les petits Moniteurs pri­vés de Bonaparte ne pou­vaient moins faire que de célé­brer comme des tour­nées triom­phales, il était constam­ment accom­pa­gné d’af­fi­liés de la socié­té du Dix-Décembre . Cette socié­té avait été fon­dée en 1849. Sous le pré­texte de fon­der une socié­té de bien­fai­sance, on avait orga­ni­sé le lum­pen­pro­lé­ta­riat pari­sien en sec­tions secrètes, mis à la tête de cha­cune d’entre elles des agents bona­par­tistes, la socié­té elle-même étant diri­gée par un géné­ral bona­par­tiste. A côté de « roués » rui­nés, aux moyens d’exis­tence dou­teux et d’o­ri­gine éga­le­ment dou­teuse, d’a­ven­tu­riers et de déchets cor­rom­pus de la bour­geoi­sie, on y trou­vait des vaga­bonds, des sol­dats licen­ciés, des for­çats sor­tis du bagne, des galé­riens en rup­ture de ban, des filous, des char­la­tans, des laz­za­ro­ni, des pick­po­ckets, des esca­mo­teurs, des joueurs, des sou­te­neurs, des tenan­ciers de mai­sons publiques, des por­te­faix, des écri­vas­siers, des joueurs d’orgue, des chif­fon­niers, des rémou­leurs, des réta­meurs, des men­diants, bref, toute cette masse confuse, décom­po­sée, flot­tante, que les Français appellent la bohême. C’est avec ces élé­ments qui lui étaient proches que Bonaparte consti­tua le corps de la socié­té du Dix-Décembre. « Société de bien­fai­sance », en ce sens que tous les membres, tout comme Bonaparte, sen­taient le besoin de se venir en aide à eux-mêmes aux dépens de la nation labo­rieuse. Ce Bonaparte, qui s’ins­ti­tue le chef du lum­pen­pro­lé­ta­riat , qui retrouve là seule­ment, sous une forme mul­ti­pliée, les inté­rêts qu’il pour­suit lui-même per­son­nel­le­ment, qui, dans ce rebut, ce déchet, cette écume de toutes les classes de la socié­té, recon­naît la seule classe sur laquelle il puisse s’ap­puyer sans réserve, c’est le vrai Bonaparte, le Bonaparte sans phrase. Vieux roué retors, il consi­dère la vie des peuples, leur acti­vi­té civique comme une comé­die au sens le plus vul­gaire du mot, comme une mas­ca­rade, où les grands cos­tumes, les grands mots et les grandes poses ne servent qu’à mas­quer les canaille­ries les plus mes­quines. C’est ain­si que, lors de son voyage à Strasbourg, un vau­tour suisse appri­voi­sé repré­sente l’aigle napo­léo­nien. Pour son entrée à Boulogne, il affuble d’u­ni­formes fran­çais quelques laquais de Londres, char­gés de repré­sen­ter l’ar­mée. Dans sa socié­té du Dix-Décembre, il ras­semble 10 000 gueux, char­gés de repré­sen­ter le peuple, tout comme Klaus Zettel repré­sente le lion. A un moment où la bour­geoi­sie elle-même jouait la comé­die la plus ache­vée, mais le plus sérieu­se­ment du monde, sans enfreindre aucune des exi­gences les plus pédan­tesques de l’é­ti­quette dra­ma­tique fran­çaise, alors qu’elle était elle-même à demi rou­lée, à demi convain­cue par la solen­ni­té de ses propres actions d’Etat, c’é­tait l’a­ven­tu­rier qui devait l’emporter, lui qui pre­nait la comé­die tout sim­ple­ment pour une comé­die. C’est seule­ment quand il s’est débar­ras­sé de son solen­nel adver­saire, quand il prend lui-même son rôle impé­rial au sérieux et s’i­ma­gine, parce qu’il arbore le masque napo­léo­nien, repré­sen­ter le véri­table Napoléon, qu’il devient lui-même la vic­time de sa propre concep­tion du monde, le grave poli­chi­nelle qui ne prend plus l’his­toire pour une comé­die, mais sa propre comé­die pour l’his­toire. Ce que les ate­liers natio­naux avaient été pour les ouvriers socia­listes, ce que les gardes mobiles avaient été pour les répu­bli­cains bour­geois, la socié­té du Dix-Décembre, qui consti­tuait son par­ti spé­cial, le fut pour Bonaparte. Dans ses voyages, les sec­tions de cette socié­té, mas­sées aux sta­tions de che­min de fer, avaient pour mis­sion de lui impro­vi­ser un public, de simu­ler l’en­thou­siasme popu­laire, de hur­ler « Vive l’empereur ! », d’in­sul­ter et de ros­ser les répu­bli­cains, natu­rel­le­ment sous la pro­tec­tion de la police. Lors de ses retours à Paris, elles étaient char­gées de for­mer l’a­vant-garde, de pré­ve­nir ou de dis­per­ser les contre-mani­fes­ta­tions. La socié­té du Dix-Décembre lui appar­te­nait, elle était son œuvre, sa pen­sée la plus propre. Ce qu’il s’ap­pro­prie, c’est la force des cir­cons­tances qui le lui donne, ce qu’il fait, ce sont les cir­cons­tances qui le font pour lui, ou bien il se contente sim­ple­ment de copier les actions des autres. Mais lui, par­lant publi­que­ment devant les citoyens et dans le lan­gage offi­ciel de l’ordre, de la reli­gion, de la famille, de la pro­prié­té, ayant der­rière lui la socié­té secrète des Schufterle et des Spiegelberg, la socié­té du désordre, de la pros­ti­tu­tion et du vol, c’est Bonaparte lui-même, il est bien là auteur ori­gi­nal, et l’his­toire de la socié­té du Dix-Décembre est bien sa propre his­toire.