06 09 20

Se laisse-t-elle [la réa­li­té] dépeindre dans un repor­tage ordi­naire ? Depuis quelques années, le repor­tage jouit en Allemagne d’une faveur suprême par­mi toutes les autres formes de repré­sen­ta­tion, car il est seul capable, pense-t-on, de sai­sir la vie dans sa spon­ta­néi­té. Les écri­vains n’ont pas de plus haute ambi­tion que de faire du repor­tage ; repro­duire ce que l’on a obser­vé, voi­là ce qui compte aujourd’­hui. Il y a une sorte de frin­gale d’im­mé­dia­te­té, qui est sans doute la consé­quence de la mal­nu­tri­tion dont est res­pon­sable l’i­déa­lisme alle­mand. Au carac­tère abs­trait de la pen­sée idéa­liste, inca­pable de s’ap­pro­cher de la réa­li­té par quelque média­tion que ce soit, on oppose la mani­fes­ta­tion spon­ta­née de l’exis­tence concrète que serait le repor­tage. Mais un repor­tage, qui dans le meilleur des cas par­vient à offrir un repro­duc­tion de ce qui existe, ne suf­fit pas à le rendre pré­sent. Le repor­tage était une réac­tion légi­time contre l’i­déa­lisme ; rien de plus. Car il ne fait que s’é­ga­rer dans la vie que ce der­nier manque tout à fait, et qui échappe à l’un comme à l’autre. Cent repor­tages sur une usine sont impuis­sants à res­ti­tuer la réa­li­té de l’u­sine, ils sont et res­tent pour l’é­ter­ni­té cent ins­tan­ta­nés de l’u­sine. La réa­li­té est un construc­tion. Certes la vie ne peut appa­raître qu’à par­tir d’ob­ser­va­tions. Mais elle n’est nul­le­ment conte­nue dans les séries d’ob­ser­va­tions plus ou moins aléa­toires des repor­tages, on ne la trou­ve­ra que dans la mosaïque que consti­tuent des obser­va­tions par­ti­cu­lières au fur et à mesure que l’on appré­hende leur teneur. Le repor­tage donne une pho­to­gra­phie de la vie ; l’i­mage de la vie, quant à elle, c’est une mosaïque de ce genre qui nous l’of­fri­rait.

La construc­tion des Employés relève, ain­si qu’il a sou­vent été sou­li­gné, de la tech­nique du mon­tage. Mais en écho à la dis­cus­sion que mène Kracauer sur les films de mon­tage ou les films dits de « coupe trans­ver­sale » (Querschnittfilme), il fau­drait dis­tin­guer deux types fon­da­men­taux : le mon­tage qui, par un trai­te­ment empreint de res­pect envers les maté­riaux uti­li­sés, ouvre vers une nou­velle per­cep­tion de la réa­li­té, et le mon­tage qui, obéis­sant à des prin­cipes for­mels abs­traits, éloigne de celle-ci. L’image de la mosaïque qu’a­vance Kracauer à la fin du pre­mier cha­pitre est emblé­ma­tique, dans son oppo­si­tion aus­si bien à la seule pho­to­gra­phie qu’au repor­tage, de sa concep­tion du mon­tage.

Les employés
Les Belles Lettres 2012
p. XVI (pré­sen­ta­tion de Nia Perivolaropoulou)
formalisme kracauer montage querschnitt