Se laisse-t-elle [la réalité] dépeindre dans un reportage ordinaire ? Depuis quelques années, le reportage jouit en Allemagne d’une faveur suprême parmi toutes les autres formes de représentation, car il est seul capable, pense-t-on, de saisir la vie dans sa spontanéité. Les écrivains n’ont pas de plus haute ambition que de faire du reportage ; reproduire ce que l’on a observé, voilà ce qui compte aujourd’hui. Il y a une sorte de fringale d’immédiateté, qui est sans doute la conséquence de la malnutrition dont est responsable l’idéalisme allemand. Au caractère abstrait de la pensée idéaliste, incapable de s’approcher de la réalité par quelque médiation que ce soit, on oppose la manifestation spontanée de l’existence concrète que serait le reportage. Mais un reportage, qui dans le meilleur des cas parvient à offrir un reproduction de ce qui existe, ne suffit pas à le rendre présent. Le reportage était une réaction légitime contre l’idéalisme ; rien de plus. Car il ne fait que s’égarer dans la vie que ce dernier manque tout à fait, et qui échappe à l’un comme à l’autre. Cent reportages sur une usine sont impuissants à restituer la réalité de l’usine, ils sont et restent pour l’éternité cent instantanés de l’usine. La réalité est un construction. Certes la vie ne peut apparaître qu’à partir d’observations. Mais elle n’est nullement contenue dans les séries d’observations plus ou moins aléatoires des reportages, on ne la trouvera que dans la mosaïque que constituent des observations particulières au fur et à mesure que l’on appréhende leur teneur. Le reportage donne une photographie de la vie ; l’image de la vie, quant à elle, c’est une mosaïque de ce genre qui nous l’offrirait.
La construction des Employés relève, ainsi qu’il a souvent été souligné, de la technique du montage. Mais en écho à la discussion que mène Kracauer sur les films de montage ou les films dits de « coupe transversale » (Querschnittfilme), il faudrait distinguer deux types fondamentaux : le montage qui, par un traitement empreint de respect envers les matériaux utilisés, ouvre vers une nouvelle perception de la réalité, et le montage qui, obéissant à des principes formels abstraits, éloigne de celle-ci. L’image de la mosaïque qu’avance Kracauer à la fin du premier chapitre est emblématique, dans son opposition aussi bien à la seule photographie qu’au reportage, de sa conception du montage.