06 09 20

Une infor­ma­tion que je recueille dans un grand maga­sin connu de Berlin est par­ti­cu­liè­re­ment ins­truc­tive : « Lorsque nous recru­tons du per­son­nel de vente et du per­son­nel admi­nis­tra­tif, déclare un per­sonne impor­tant du ser­vice du per­son­nel, nous atta­chons une grande impor­tance à une appa­rence agréable. » […] Je lui demande ce qu’il entend par là, s’il s’a­git d’être piquant, ou bien joli. « Pas exac­te­ment joli. Ce qui compte, com­pre­nez-vous, c’est plu­tôt un teint mora­le­ment rose. »
Je com­prends en effet. Un teint mora­le­ment rose – cet assem­blage de concepts éclaire d’un seul coup un quo­ti­dien fait de vitrines déco­rées, d’employés sala­riés et de jour­naux illus­trés. Sa mora­li­té doit être tein­tée de rose, son teint rose empreint de mora­li­té. C’est là ce que sou­haitent ceux qui ont en charge la sélec­tion. Ils vou­draient étendre sur l’exis­tence un ver­nis qui en dis­si­mule la réa­li­té rien moins que rose. Et gare, si la mora­li­té devait dis­pa­raître sous la peau et si la roseur n’é­tait pas assez morale pour empê­cher l’ir­rup­tion des dési­rs. Les pro­fon­deurs téné­breuses d’une mora­li­té sans fard seraient aus­si mena­çantes pour l’ordre éta­bli qu’un rose qui s’en­flam­me­rait hors de toute mora­li­té. On les asso­cie étroi­te­ment, de façon à ce qu’ils se neu­tra­lisent. Le sys­tème qui impose les tests de sélec­tion engendre éga­le­ment ce mélange aimable et gen­til, et plus la ratio­na­li­sa­tion pro­gresse, plus ce maquillage cou­leur rose-moral­gagne du ter­rain.

Les employés
Les Belles Lettres 2012
p. 25
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