03 02 25

Quatrebarbes

En ce moment je cherche pour mes vieux jours une méthode qui me per­met­trait de pas­ser en dou­ceur du futur au condi­tion­nel. On raconte qu’au cours de la deuxième année de son règne, Nabuchodonosor a fait quelques rêves trou­blants qui ont agi­té son esprit et ren­du son som­meil capri­cieux. Il convoque les ensor­ce­leurs, mages, astro­logues, devins et enchan­teurs du coin pour qu’ils l’aident, et leur dit :

— J’ai rêvé un rêve, et mon esprit s’est trou­blé du désir de com­prendre ce rêve.

Après une phrase de défé­rence qui sou­haite au roi de vivre long­temps, voire éter­nel­le­ment, les enchan­teurs lui répondent :

— Raconte ton rêve et nous t’en don­ne­rons le sens.

Nabuchodonosor se sent obli­gé de pré­ci­ser sa requête :
— Je vais être très clair : si vous ne me faites pas connaître et mon rêve et son inter­pré­ta­tion, je vous le dis, vous allez tous mou­rir très vio­lem­ment, vous serez, selon les tra­duc­tions, soit décou­pés soit mis en mor­ceaux, le résul­tat est à peu près équi­valent, et vos mai­sons seront chan­gées en tas de fumier ou bien en bour­bier, mises au rebut ou bien encore trans­for­mées en tas de décombres ou d’immondices. Mais si vous me don­nez et mon rêve et son inter­pré­ta­tion, alors je serais géné­reux et gen­til avec vous, je vous don­ne­rais des cadeaux et des hon­neurs, peut-être même de riches cadeaux et de grands hon­neurs.

Certainement aus­si sur­pris que nous par la requête de Nabuchodonosor, la bande des enchan­teurs tente de jouer la carte de la fausse naï­ve­té et, sur un ton léger, réex­pose la méthode habi­tuelle :
— Très bien, que le roi donc nous raconte d’abord son rêve, et ensuite nous lui don­ne­rons son inter­pré­ta­tion.
— Je vois bien que vous ten­tez de gagner du temps com­pre­nant qu’irrévocable est mon pro­pos, reprend Nabuchodonosor qui com­mence pro­ba­ble­ment déjà à s’énerver un peu, mais je vous le redis : rap­por­tez-moi mon rêve et son sens, sinon vous serez mécham­ment punis.
Ne pou­vant plus se défi­ler, les enchan­teurs se trouvent dans la néces­si­té d’être expli­cites. Ils résument au roi l’impasse dans laquelle il les met :
— Votre ques­tion est vrai­ment dif­fi­cile, vous savez : jamais per­sonne n’a deman­dé ça à qui­conque. À vrai dire, c’est même un peu exces­sif, car, à moins d’être un dieu, c’est-à-dire sans corps de chair ou habi­tant une autre demeure que les êtres de chair ou dont l’habitat n’est pas dans la chair, il est tout sim­ple­ment impos­sible, sur la terre sèche, de répondre à votre demande.

À ce moment pré­cis de l’histoire, toutes les ver­sions concordent : Nabuchodonosor s’irrite furieu­se­ment, sort de ses gonds, écume, s’énerve, entre dans une colère noire, devient vrai­ment furieux, s’emballe, finit par se fâcher et décide, sans d’ailleurs prendre le temps de peser le pour et le contre, de tuer tous les sages de Babylone. Un décret est publié, et l’on part, entre autres, à la recherche de Daniel et de ses amis pour les mas­sa­crer.

Après s’être ren­sei­gné sur les rai­sons qui ont conduit à une sen­tence si sévère, Daniel demande à Nabuchodonosor de lui accor­der un petit délai avant le mas­sacre. Il rentre chez lui, raconte toute l’histoire à ses amis, et ensemble, ils dis­cutent afin de ten­ter de trou­ver une manière de s’en sor­tir.

— Au petit matin, Daniel va voir Nabuchodonosor qui, tou­jours autant obsé­dé par son rêve, lui demande d’emblée :
— As-tu fina­le­ment trou­vé ce dont j’ai rêvé et pour­quoi ?
— Oui, j’ai trou­vé ton rêve et sa signi­fi­ca­tion, répond Daniel. Je résume ce qui s’est pas­sé : tu t’es cou­ché tôt, ton esprit a diva­gué, tu ne dor­mais pas encore, tu t’es mis à pen­ser à l’avenir et, dans ton som­meil, tes rêves ont répon­du à tes ques­tions.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’ils t’ont fait savoir ce qui allait se pas­ser, très exac­te­ment. Tu as rêvé et ton rêve t’a don­né une vision, une pré­mo­ni­tion même : au matin, tu te réveille­ras, tu seras trou­blé par ton rêve, tu cher­che­ras à com­prendre ce qui te trouble, tu feras venir astro­logues, devins, mages, ensor­ce­leurs, tu deman­de­ras à connaître ce qui t’a trou­blé, tu seras très clair, tu exi­ge­ras qu’on t’expose simul­ta­né­ment ton rêve et son inter­pré­ta­tion puisqu’ils n’existent pas l’un sans l’autre et que per­ce­voir et racon­ter orga­nisent la manière dont on per­çoit et raconte. D’ailleurs, tu seras même prêt à sup­pri­mer d’un seul décret toute la sagesse de Babylone si elle pen­sait pou­voir les dis­so­cier, si elle esti­mait par exemple que l’on pou­vait racon­ter sans inter­pré­ter, per­ce­voir ou décrire sans com­po­ser, et qu’il exis­te­rait ain­si comme des sortes de choses en soi, brutes, simples, arides, per­dues dans des espaces neutres, des choses aux­quelles on se cogne­rait ou qui nous aspi­re­raient dans un tour­billon silen­cieux. Alors que tout, ton rêve y com­pris, est tou­jours immé­dia­te­ment pris dans ton trouble qui l’enveloppe et le fait explo­ser et dans celui des choses qui t’enveloppe et te fait explo­ser.

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« La fin des his­toires »
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Po&sie n° 180
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p. 168–170