En ce moment je cherche pour mes vieux jours une méthode qui me permettrait de passer en douceur du futur au conditionnel. On raconte qu’au cours de la deuxième année de son règne, Nabuchodonosor a fait quelques rêves troublants qui ont agité son esprit et rendu son sommeil capricieux. Il convoque les ensorceleurs, mages, astrologues, devins et enchanteurs du coin pour qu’ils l’aident, et leur dit :
— J’ai rêvé un rêve, et mon esprit s’est troublé du désir de comprendre ce rêve.
Après une phrase de déférence qui souhaite au roi de vivre longtemps, voire éternellement, les enchanteurs lui répondent :
— Raconte ton rêve et nous t’en donnerons le sens.
Nabuchodonosor se sent obligé de préciser sa requête :
— Je vais être très clair : si vous ne me faites pas connaître et mon rêve et son interprétation, je vous le dis, vous allez tous mourir très violemment, vous serez, selon les traductions, soit découpés soit mis en morceaux, le résultat est à peu près équivalent, et vos maisons seront changées en tas de fumier ou bien en bourbier, mises au rebut ou bien encore transformées en tas de décombres ou d’immondices. Mais si vous me donnez et mon rêve et son interprétation, alors je serais généreux et gentil avec vous, je vous donnerais des cadeaux et des honneurs, peut-être même de riches cadeaux et de grands honneurs.
Certainement aussi surpris que nous par la requête de Nabuchodonosor, la bande des enchanteurs tente de jouer la carte de la fausse naïveté et, sur un ton léger, réexpose la méthode habituelle :
— Très bien, que le roi donc nous raconte d’abord son rêve, et ensuite nous lui donnerons son interprétation.
— Je vois bien que vous tentez de gagner du temps comprenant qu’irrévocable est mon propos, reprend Nabuchodonosor qui commence probablement déjà à s’énerver un peu, mais je vous le redis : rapportez-moi mon rêve et son sens, sinon vous serez méchamment punis.
Ne pouvant plus se défiler, les enchanteurs se trouvent dans la nécessité d’être explicites. Ils résument au roi l’impasse dans laquelle il les met :
— Votre question est vraiment difficile, vous savez : jamais personne n’a demandé ça à quiconque. À vrai dire, c’est même un peu excessif, car, à moins d’être un dieu, c’est-à-dire sans corps de chair ou habitant une autre demeure que les êtres de chair ou dont l’habitat n’est pas dans la chair, il est tout simplement impossible, sur la terre sèche, de répondre à votre demande.
À ce moment précis de l’histoire, toutes les versions concordent : Nabuchodonosor s’irrite furieusement, sort de ses gonds, écume, s’énerve, entre dans une colère noire, devient vraiment furieux, s’emballe, finit par se fâcher et décide, sans d’ailleurs prendre le temps de peser le pour et le contre, de tuer tous les sages de Babylone. Un décret est publié, et l’on part, entre autres, à la recherche de Daniel et de ses amis pour les massacrer.
Après s’être renseigné sur les raisons qui ont conduit à une sentence si sévère, Daniel demande à Nabuchodonosor de lui accorder un petit délai avant le massacre. Il rentre chez lui, raconte toute l’histoire à ses amis, et ensemble, ils discutent afin de tenter de trouver une manière de s’en sortir.
— Au petit matin, Daniel va voir Nabuchodonosor qui, toujours autant obsédé par son rêve, lui demande d’emblée :
— As-tu finalement trouvé ce dont j’ai rêvé et pourquoi ?
— Oui, j’ai trouvé ton rêve et sa signification, répond Daniel. Je résume ce qui s’est passé : tu t’es couché tôt, ton esprit a divagué, tu ne dormais pas encore, tu t’es mis à penser à l’avenir et, dans ton sommeil, tes rêves ont répondu à tes questions.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’ils t’ont fait savoir ce qui allait se passer, très exactement. Tu as rêvé et ton rêve t’a donné une vision, une prémonition même : au matin, tu te réveilleras, tu seras troublé par ton rêve, tu chercheras à comprendre ce qui te trouble, tu feras venir astrologues, devins, mages, ensorceleurs, tu demanderas à connaître ce qui t’a troublé, tu seras très clair, tu exigeras qu’on t’expose simultanément ton rêve et son interprétation puisqu’ils n’existent pas l’un sans l’autre et que percevoir et raconter organisent la manière dont on perçoit et raconte. D’ailleurs, tu seras même prêt à supprimer d’un seul décret toute la sagesse de Babylone si elle pensait pouvoir les dissocier, si elle estimait par exemple que l’on pouvait raconter sans interpréter, percevoir ou décrire sans composer, et qu’il existerait ainsi comme des sortes de choses en soi, brutes, simples, arides, perdues dans des espaces neutres, des choses auxquelles on se cognerait ou qui nous aspireraient dans un tourbillon silencieux. Alors que tout, ton rêve y compris, est toujours immédiatement pris dans ton trouble qui l’enveloppe et le fait exploser et dans celui des choses qui t’enveloppe et te fait exploser.