07 09 20

Les faits n’existent pas iso­lé­ment, en ce sens que le tis­su de l’his­toire est ce que nous appel­le­rons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scien­ti­fique » de causes maté­rielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’his­to­rien découpe à son gré et où les faits ont leurs liai­sons objec­tives et leur impor­tance rela­tive […]. Une intrigue n’est pas un déter­mi­nisme où des atomes appe­lés armée prus­sienne culbu­te­raient des atomes appe­lés armée autri­chienne ; les détails y prennent donc l’im­por­tance rela­tive qu’exige la bonne marche de l’in­trigue. Si les intrigues étaient de petits déter­mi­nismes, alors, quand Bismarck expé­die la dépêche d’Ems, le fonc­tion­ne­ment du télé­graphe serait détaillé avec la même objec­ti­vi­té que la déci­sion du chan­ce­lier et l’his­to­rien aurait com­men­cé par nous expli­quer quels pro­ces­sus bio­lo­giques avaient ame­né la venue au monde du même Bismarck. […] Quels sont les faits qui sont dignes de sus­ci­ter l’in­té­rêt de l’his­to­rien ? Tout dépend de l’in­trigue choi­sie ; en lui-même, un fait n’est ni inté­res­sant, ni le contraire. Est-il inté­res­sant pour un archéo­logue d’al­ler comp­ter le nombre de plumes qu’il y a sur les ailes de la Victoire de Samothrace ? Fera-t-il preuve, ce fai­sant, d’une louable rigueur ou d’une super­fé­ta­toire acri­bie ? Impossible de répondre, car le fait n’est rien sans son intrigue ; il devient quelque chose si l’on en fait le héros ou le figu­rant d’un drame d’his­toire de l’art où l’on fera se suc­cé­der la ten­dance clas­sique à ne pas mettre trop de plumes et à ne pas figno­ler le ren­du, la ten­dance baroque à sur­char­ger et à fouiller le détail et le goût qu’on les arts bar­bares de rem­plir le champ avec des élé­ments déco­ra­tifs. […] Un évé­ne­ment, quel qu’il soit, implique un contexte, puis­qu’il a un sens ; il ren­voie à une intrigue dont il est un épi­sode, ou plu­tôt à un nombre indé­fi­ni d’in­trigues […]. Il est impos­sible de décrire une tota­li­té et toute des­crip­tion est sélec­tive ; l’his­to­rien ne lève jamais la carte de l’é­vé­ne­men­tiel, il peut tout au plus mul­ti­plier les iti­né­raires qui le tra­versent. Comme l’é­crit à peu près F. von Hayek, le lan­gage nous abuse qui parle de la Révolution fran­çaise ou de la guerre de Cent Ans comme d’u­ni­tés natu­relles, ce qui nous porte à croire que le pre­mier pas dans l’é­tude de ces évé­ne­ments doit être d’al­ler voir à quoi ils res­semblent, comme on fait quand on entend par­ler d’une pierre ou d’un ani­mal ; l’ob­jet de l’é­tude n’est jamais la tota­li­té de tous les phé­no­mènes obser­vables en un temps et en un lieu don­nés, mais tou­jours cer­tains aspects seule­ment qui en sont choi­sis ; selon la ques­tion que nous posons, la même situa­tion spa­tio­tem­po­relle peut conte­nir un cer­tain nombre d’ob­jets dif­fé­rents d’é­tude […]. Les his­to­riens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’i­ti­né­raires qu’ils tracent à leur guise à tra­vers le très objec­tif champ évé­ne­men­tiel (lequel est divi­sible à l’in­fi­ni et n’est pas com­po­sé d’a­tomes évé­ne­men­tiels) […]. Les évé­ne­ments ne sont pas des choses, des objets consis­tants, des sub­stances ; ils sont un décou­page que nous opé­rons libre­ment dans la réa­li­té, un agré­gat de pro­ces­sus où agissent et pâtissent des sub­stances en inter­ac­tion, hommes et choses. […] Les évé­ne­ments n’existent donc pas avec la consis­tance d’une gui­tare ou d’une sou­pière.

Comment on écrit l’his­toire
Seuil 1971
p. 51–58
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