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Burton, Anatomie de la mélancolie

Je ne suis pas res­té oisif, et, bien que théo­lo­gien, tur­bine rap­tus inge­nii – [entraî­né par le tour­noie­ment de mon esprit, comme dirait Scaliger, j’ai eu grand désir (inca­pable d’atteindre la moindre com­pé­tence en rien) d’avoir des clar­tés de tout, ali­quis in omni­bus – [une som­mi­té dans toutes les sciences en géné­ral, une nul­li­té dans l’une ou l’autre en par­ti­cu­lier, ce que Platon recom­mande et, à sa suite, Juste Lipse approuve et pré­co­nise en ces termes : de gra­ver dans tout esprit curieux qu’il ne faut s’asservir à aucune science par­ti­cu­lière ni ne s’attarder sur aucun sujet, comme tant le font, mais être de tous les voyages (dis­ciple aux talents sans nombre), ayant une rame dans chaque barque, goû­tant à tous les mets et vidant toutes les coupes, ce que firent, nous dit Montaigne, à la per­fec­tion Aristote et son savant com­pa­triote Adrien Turnèbe. Cette humeur vaga­bonde, je l’ai tou­jours eue (avec un suc­cès moindre), et tel l’épagneul qui dans sa course aban­donne sa proie pour aboyer après chaque oiseau qui passe, j’ai sui­vi toutes les pistes sauf celle qui m’était assi­gnée, et j’ai tout lieu de déplo­rer, comme le fit Gessner dans sa modes­tie, Qui ubique est [d’avoir été par­tout sans être nulle part, d’avoir lu beau­coup de livres pour peu de béné­fice, faute d’une bonne méthode, d’avoir pui­sé au hasard dans divers auteurs de nos biblio­thèques, sans grand pro­fit par manque d’art, d’ordre, de mémoire, de juge­ment. Je n’ai jamais voya­gé que dans les cartes ou map­pe­mondes où mes pen­sées se sont libre­ment déployées sans limites, ayant pris un plai­sir tout par­ti­cu­lier à l’étude de la cos­mo­gra­phie. Saturne alors à son zénith pré­si­da à ma concep­tion, etc., avec Mars en prin­cipe déter­mi­nant de mon carac­tère, en conjonc­tion égale avec mon ascen­dant ; cha­cun de ces astres étant sous un aspect favo­rable, etc., je ne suis ni pauvre ni riche, nihil est, nihil deest – [là où il n’est rien, rien ne manque. Je pos­sède peu, je n’ai besoin de rien : tout mon tré­sor réside dans la tour de Minerve. Comme je ne pus jamais obte­nir plus grand avan­ce­ment que celui-là, je n’en suis rede­vable à aucun, j’ai de quoi vivre, laus Deo – [Dieu soit loué, grâce à la muni­fi­cence de mes nobles Mécènes, bien que je me livre à l’étude à l’intérieur de mon col­lège comme Démocrite en son jar­din, y menant une vie monas­tique ; ipse mihi thea­trum – [je suis à moi-même mon propre théâtre , pro­té­gé des tumultes et des troubles du monde, et tan­quam – [et comme pos­té sur une tour de guet (ain­si qu’il est dit), dans un lieu qui vous domine tous, tel Stoicus sapiens – [le sage stoïque, j’enveloppe pour ain­si dire d’un seul regard toutes les géné­ra­tions humaines, pas­sées et pré­sentes. J’entends et je vois les évé­ne­ments du monde, comme d’autres courent et voyagent, sont pris dans les tem­pêtes et les décon­ve­nues de la cour et des champs, je suis loin des chi­canes et des pro­cès, aulae vani­ta­tem –[j’ai cou­tume de rire à part moi des vani­tés de la cour et des ambi­tions poli­tiques, je me ris de tout, sans crainte que mon pro­cès tourne mal, que mes bateaux coulent, que le grain et le bétail fassent défaut, que le com­merce péri­clite. Je n’ai à ma charge ni femme ni enfants, bons ou mau­vais. Simple spec­ta­teur de la for­tune et des aven­tures des autres hommes, je les vois se pro­duire devant moi ain­si que sur la scène d’un théâtre et y jouer les rôles les plus divers, comme pour moi seul. J’entends chaque jour des nou­velles fraîches, ces rumeurs quo­ti­diennes de guerre, pestes, incen­dies, inon­da­tions, vols, meurtres, mas­sacres, météores, comètes, spectres, pro­diges, appa­ri­tions, prises de villes, sièges de cités en France, Allemagne, Turquie, Perse, Pologne, etc. ; chaque jour ce sont ras­sem­ble­ments de troupes, pré­pa­ra­tifs de guerre, toutes les tem­pêtes qu’apporte notre temps, la conduite des batailles et le nombre des morts, les com­bats sin­gu­liers, nau­frages, attaques de pirates, batailles navales, paix conclues, ligues, stra­ta­gèmes, et la reprise des com­bats. Chaque jour nous apporte des bruits confus de pro­messes, sou­haits, actions, édits, péti­tions, pro­cès, plai­doyers, lois, pro­cla­ma­tions, plaintes, doléances. De nou­veaux livres chaque jour aus­si, pam­phlets, gazettes, his­toires, cata­logues innom­brables, volumes de toutes sortes, nou­veaux para­doxes, nou­velles opi­nions, schismes, héré­sies, contro­verses phi­lo­so­phiques et reli­gieuses. Ce sont un jour l’annonce de mariages, masques, car­na­vals, fêtes, jubi­lés, ambas­sades, joutes et tour­nois, tro­phées, entrées triom­phales, réjouis­sances, diver­tis­se­ments, repré­sen­ta­tions ; puis on semble pas­ser à une nou­velle scène, et ce sont des tra­hi­sons, trom­pe­ries, vole­ries, vile­nies énormes de tous ordres, funé­railles, enter­re­ments, mort des princes, nou­velles décou­vertes, expé­di­tions ; sujets les uns comiques, les autres tra­giques. Aujourd’hui de nou­veaux titres et offices sont confé­rés , demain de grands hommes seront dépo­sés tan­dis que d’autres seront hono­rés ; quand l’un est libé­ré, l’autre est empri­son­né ; l’un achète, l’autre péri­clite ; celui-ci pros­père, son voi­sin fait faillite ; c’est d’abord l’abondance, mais ensuite la pénu­rie et la famine ; tel bataille, tel se démène, tel autre va son train, se débat, rit, pleure, etc. Telles sont les nou­velles, publiques et pri­vées, qui me par­viennent tous les jours ; c’est un monde plein de panache et de misère, réjouis­sances, superbe, tra­cas et sou­cis, inno­cence et trom­pe­rie ; four­be­rie, vile­nie, can­deur et inté­gri­té qui se mêlent et qui s’offrent à nous ; je le côtoie mais pri­vus pri­va­tus – [en simple par­ti­cu­lier, comme j’ai tou­jours vécu, je conti­nue, sta­tu quo prius – [sans chan­ger mon état, dans la vie soli­taire et les décon­ve­nues domes­tiques qui sont mon lot ; excep­té que par­fois, ne quid men­tiar–[à dire vrai, comme Diogène allait à la ville et Démocrite au port pour voir la mode, j’ai de temps en temps, pour me diver­tir, quit­té ma chambre pour aller voir le monde et n’ai pu m’empêcher de faire quelque petite obser­va­tion, non tam sagax – [non tant comme juge sagace que comme simple chro­ni­queur, non point comme eux pour se moquer et en rire, mais en proie à des pas­sions contraires :

Bilem saepe –

[Maintes fois vos désordres ont exci­té ma bile ou sus­ci­té mon rire.
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trad.  Gisèle Venet
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p. 65–69