De Porphyre à Avicenne, donc, les nuances sont importances, mais on a affaire, quant au thème qui nous intéresse, à une notion relativement homogène, transmise d’un mouvement continu, à travers les commentaires néoplatoniciens de l’Organon d’Aristote surtout. Le discours intérieur apparaît comme étant composé de concepts, pour l’essentiel, c’est-à-dire de portraits intellectuels et prélinguistiques, naturellement formés dans l’esprit pour y représenter les choses extérieures et signifiés, le cas échéant, par les paroles orales. Certes, l’idée émerge chez Avicenne que les mots, esquissés dans l’imagination, fournissent en pratique aux humains une assistance indispensable pour la combinaison mentale des concepts et que les langues parlées, par conséquent, constituent pour le raisonnement une sorte de béquilles sans lesquelles l’âme incarnée resterait maladroite à se mouvoir parmi les intelligibles. Mais le jeu des mots, même chez Avicenne, n’en est pas moins dérivé. Il serait dénué de sens et de valeur sans cette activité intellectuelle sous-jacente et non conventionnelle qui est l’objet propre de la logique et qui correspond au logos endiathetos de Porphyre et d’Ammonius ou à l’oratio intellectus de Boèce.
Cette filière néoplatonicienne, continuée à partir du IXe siècle par les Arabes, nous sommes maintenant en mesure, au terme de cette première partie de notre enquête, de la replacer dans le contexte d’une histoire beaucoup plus longue où peuvent être distinguées deux grandes traditions : l’une, proprement philosophique, d’origine grecque, et l’autre à caractère théologique et d’allégeance chrétienne. La première – à laquelle appartient de plein droit la série de textes parcourue dans ce chapitre – remonte, en dernière instance, jusqu’à Platon et Aristote. Elle associe – ou identifie même –, à l’instar de Platon, le discours mental à la dianoia, c’est-à-dire à la pensée délibérante, dont l’aboutissement normal est la prise de position, la formation de la doxa ; et elle en fait, dans la foulée d’Aristote, le lieu privilégié des opérations logiques et, en particulier, d’une raisonnement syllogistique. Le « discours disposé à l’intérieur » est alors le mouvement psychique séquentiel par lequel un agent moralement et intellectuellement responsable se détermine lui-même, d’une manière rationnelle, quant à ce qu’il lui fait dire ou faire dans une situation donnée. C’est cette notion de délibération discursive privée, logiquement articulée et moralement responsable – qu’elle pratique ou théorique –, qui fut véhiculée dans les diverses écoles de philosophie grecques à partir, vraisemblablement, du IIe siècle avant Jésus-Christ sous l’étiquette de logos endiathetos. Utilisée d’abord à des fins de clarification dans le cadre du débat sur la rationalité des animaux, elle paraît avoir connu un regain de popularité dans la psychologie cognitive du IIe siècle de notre ère, du côté d’Alexandrie, en particulier, et de Smyrne en Asie Mineure. C’est elle encore que l’on retrouve dans les commentaires néoplatoniciens de la logique aristotélicienne et dans les traités grecs de rhétorique, comme dans les écrits de Némésius d’Émèse, d’Ammonius, de Boèce, de Jean Damascène, d’al-Fârâbi ou d’Avicenne, par l’intermédiaire desquels elle sera transmise au Moyen Age latin.
Quant à la seconde tradition, plus exclusivement théologique, elle trouve aussi sa source dans la notion grecque de logos endiathetos, qui commença dès le Ier siècle après Jésus-Christ – au moins – d’être régulièrement employée pour l’interprétation allégorique des récits religieux, ceux notamment qui concernaient Hermès. Mais elle ne prend véritablement forme que dans la tentative du courant johannique chrétien du IIe et du IIIe siècle pour rendre minimalement intelligible l’assimilation du Logos divin au Christ incarné. Apparue timidement chez Justin – pour autant que nous sachions –, la comparaison du Verbe immanent de Dieu à la parole intérieure de l’homme déboucha chez Augustin, au Ve siècle, sur une psychologie hautement articulée de l’homme intérieur, qui fit une très forte impression sur la pensée médiévale. Le verbe mental, ici, ne se caractérise plus essentiellement par la discursivité rationnelle et structurée, mais comme une force expressive, une intention motrice porteuse de sens, qui serait elle-même le fruit d’un engendrement intérieur.
Chacune des deux lignées exploite ainsi l’un ou l’autre aspect de l’idée grecque du logos : la rationalité discursive d’un côté et, de l’autre, l’énergie intentionnelle et créatrice. Elles se recoupent ou se rejoignent ici et là, mais à partir du IVe siècle, et jusqu’au XIIe, elles se transmettront, pour l’essentiel, de manière indépendante l’une de l’autre. Il arrive que la notion philosophique réapparaisse chez des théologiens comme Maxime le Confesseur au VIIe siècle ou Jean Damascène au VIIIe, mais elle n’yest pas alors directement utilisée pour la spéculation théologique. Quant à l’idée augustinienne du verbe mental, elle n’aura, pendant cette période, aucun impact hors de la chrétienté latine, ni chez les néoplatoniciens grecs – qu’ils furent chrétiens ou non – ni a fortiori chez les auteurs de langue arabe. Ce n’est que dans l’Europe du XIIe et surtout du XIIIe et du XIVe siècle que la rencontre se produira de nouveau et qu’elle donnera lieu à des problématiques théoriques originales et fécondes.
L’interprétation, alors, sera grandement facilitée par ceci que, quelles que fussent leurs divergences et leur indépendance, les deux traditions avaient en commun de poser l’une et l’autre le discours de la pensée (ou le verbe mental) comme étant préalable – en principe, sinon toujours en pratique – à l’usage des langues de communication et signifié ou révélé de l’extérieur parles mots oraux aux syllabes et aux sonorités variables entre les peuples. Il est possible que les auteurs les plus anciens n’aient pas toujours été très au clair quant à la distinction à établir (ou à ne pas établir) entre le discours intérieur proprement dit et le fait de se parler tout bas dans une langue donnée. Mais la grande majorité des indices disponibles dans la philosophie grecque à partir d’Aristote vont dans le sens d’une dissociation des deux phénomènes, que ce soit, par exemple, chez Philon d’Alexandrie, chez Claude Ptolémée, chez Plotin, chez Ammonius ou chez Boèce. Augustin, quant à lui, est on ne peut plus net à ce sujet. Pour l’une et l’autre approche, finalement, la représentation silencieuse des paroles orales relève de l’imagination et non de l’intellect : Augustin parle de rouler en soi-même les images des sons [De Trinitate, XV, 19], tandis que les commentateurs d’Aristote, à la suite de Porphyre, évoquent à ce propos une sorte d’imaginaire verbal : lektikê phantasia pour Ammonius ou imaginatio proferendi pour Boèce. Le véritable discours mentale, lui, dans ce qu’il a de plus pur, appartenait, pour les philosophes comme pour les chrétiens, à l’intellect proprement dit ou à l’âme spirituelle. Une réflexion plus attentive sur l’interaction des deux ordres, comme celle qu’esquissait Avicenne dans son Isagogê sur le rôleauxiliaire des paroles imaginées dans la composition logique, pouvait bien ouvrir pour la postérité la perspective d’une position encore plus précise de la question des rapports entre la pensée et le langage – celle de leur isomorphisme notamment –, c’était toujours, chez les uns comme chez les autres, sur le fond d’une conception foncièrement non linguistique du discours intérieur. Les catégories grammaticales, celles du nom et du verbe en particulier, restaient associées depuis Platon aux contingences de la communication plutôt qu’aux structures intimes de la délibération.
07 09 20