07 09 20

De Porphyre à Avicenne, donc, les nuances sont impor­tances, mais on a affaire, quant au thème qui nous inté­resse, à une notion rela­ti­ve­ment homo­gène, trans­mise d’un mou­ve­ment conti­nu, à tra­vers les com­men­taires néo­pla­to­ni­ciens de l’Organon d’Aristote sur­tout. Le dis­cours inté­rieur appa­raît comme étant com­po­sé de concepts, pour l’es­sen­tiel, c’est-à-dire de por­traits intel­lec­tuels et pré­lin­guis­tiques, natu­rel­le­ment for­més dans l’es­prit pour y repré­sen­ter les choses exté­rieures et signi­fiés, le cas échéant, par les paroles orales. Certes, l’i­dée émerge chez Avicenne que les mots, esquis­sés dans l’i­ma­gi­na­tion, four­nissent en pra­tique aux humains une assis­tance indis­pen­sable pour la com­bi­nai­son men­tale des concepts et que les langues par­lées, par consé­quent, consti­tuent pour le rai­son­ne­ment une sorte de béquilles sans les­quelles l’âme incar­née res­te­rait mal­adroite à se mou­voir par­mi les intel­li­gibles. Mais le jeu des mots, même chez Avicenne, n’en est pas moins déri­vé. Il serait dénué de sens et de valeur sans cette acti­vi­té intel­lec­tuelle sous-jacente et non conven­tion­nelle qui est l’ob­jet propre de la logique et qui cor­res­pond au logos endia­the­tos de Porphyre et d’Ammonius ou à l’ora­tio intel­lec­tus de Boèce.
Cette filière néo­pla­to­ni­cienne, conti­nuée à par­tir du IXe siècle par les Arabes, nous sommes main­te­nant en mesure, au terme de cette pre­mière par­tie de notre enquête, de la repla­cer dans le contexte d’une his­toire beau­coup plus longue où peuvent être dis­tin­guées deux grandes tra­di­tions : l’une, pro­pre­ment phi­lo­so­phique, d’o­ri­gine grecque, et l’autre à carac­tère théo­lo­gique et d’al­lé­geance chré­tienne. La pre­mière – à laquelle appar­tient de plein droit la série de textes par­cou­rue dans ce cha­pitre – remonte, en der­nière ins­tance, jus­qu’à Platon et Aristote. Elle asso­cie – ou iden­ti­fie même –, à l’ins­tar de Platon, le dis­cours men­tal à la dia­noia, c’est-à-dire à la pen­sée déli­bé­rante, dont l’a­bou­tis­se­ment nor­mal est la prise de posi­tion, la for­ma­tion de la doxa ; et elle en fait, dans la fou­lée d’Aristote, le lieu pri­vi­lé­gié des opé­ra­tions logiques et, en par­ti­cu­lier, d’une rai­son­ne­ment syl­lo­gis­tique. Le « dis­cours dis­po­sé à l’in­té­rieur » est alors le mou­ve­ment psy­chique séquen­tiel par lequel un agent mora­le­ment et intel­lec­tuel­le­ment res­pon­sable se déter­mine lui-même, d’une manière ration­nelle, quant à ce qu’il lui fait dire ou faire dans une situa­tion don­née. C’est cette notion de déli­bé­ra­tion dis­cur­sive pri­vée, logi­que­ment arti­cu­lée et mora­le­ment res­pon­sable – qu’elle pra­tique ou théo­rique –, qui fut véhi­cu­lée dans les diverses écoles de phi­lo­so­phie grecques à par­tir, vrai­sem­bla­ble­ment, du IIe siècle avant Jésus-Christ sous l’é­ti­quette de logos endia­the­tos. Utilisée d’a­bord à des fins de cla­ri­fi­ca­tion dans le cadre du débat sur la ratio­na­li­té des ani­maux, elle paraît avoir connu un regain de popu­la­ri­té dans la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive du IIe siècle de notre ère, du côté d’Alexandrie, en par­ti­cu­lier, et de Smyrne en Asie Mineure. C’est elle encore que l’on retrouve dans les com­men­taires néo­pla­to­ni­ciens de la logique aris­to­té­li­cienne et dans les trai­tés grecs de rhé­to­rique, comme dans les écrits de Némésius d’Émèse, d’Ammonius, de Boèce, de Jean Damascène, d’al-Fârâbi ou d’Avicenne, par l’in­ter­mé­diaire des­quels elle sera trans­mise au Moyen Age latin.
Quant à la seconde tra­di­tion, plus exclu­si­ve­ment théo­lo­gique, elle trouve aus­si sa source dans la notion grecque de logos endia­the­tos, qui com­men­ça dès le Ier siècle après Jésus-Christ – au moins – d’être régu­liè­re­ment employée pour l’in­ter­pré­ta­tion allé­go­rique des récits reli­gieux, ceux notam­ment qui concer­naient Hermès. Mais elle ne prend véri­ta­ble­ment forme que dans la ten­ta­tive du cou­rant johan­nique chré­tien du IIe et du IIIe siècle pour rendre mini­ma­le­ment intel­li­gible l’as­si­mi­la­tion du Logos divin au Christ incar­né. Apparue timi­de­ment chez Justin – pour autant que nous sachions –, la com­pa­rai­son du Verbe imma­nent de Dieu à la parole inté­rieure de l’homme débou­cha chez Augustin, au Ve siècle, sur une psy­cho­lo­gie hau­te­ment arti­cu­lée de l’homme inté­rieur, qui fit une très forte impres­sion sur la pen­sée médié­vale. Le verbe men­tal, ici, ne se carac­té­rise plus essen­tiel­le­ment par la dis­cur­si­vi­té ration­nelle et struc­tu­rée, mais comme une force expres­sive, une inten­tion motrice por­teuse de sens, qui serait elle-même le fruit d’un engen­dre­ment inté­rieur.
Chacune des deux lignées exploite ain­si l’un ou l’autre aspect de l’i­dée grecque du logos : la ratio­na­li­té dis­cur­sive d’un côté et, de l’autre, l’éner­gie inten­tion­nelle et créa­trice. Elles se recoupent ou se rejoignent ici et là, mais à par­tir du IVe siècle, et jus­qu’au XIIe, elles se trans­met­tront, pour l’es­sen­tiel, de manière indé­pen­dante l’une de l’autre. Il arrive que la notion phi­lo­so­phique réap­pa­raisse chez des théo­lo­giens comme Maxime le Confesseur au VIIe siècle ou Jean Damascène au VIIIe, mais elle n’yest pas alors direc­te­ment uti­li­sée pour la spé­cu­la­tion théo­lo­gique. Quant à l’i­dée augus­ti­nienne du verbe men­tal, elle n’au­ra, pen­dant cette période, aucun impact hors de la chré­tien­té latine, ni chez les néo­pla­to­ni­ciens grecs – qu’ils furent chré­tiens ou non – ni a for­tio­ri chez les auteurs de langue arabe. Ce n’est que dans l’Europe du XIIe et sur­tout du XIIIe et du XIVe siècle que la ren­contre se pro­dui­ra de nou­veau et qu’elle don­ne­ra lieu à des pro­blé­ma­tiques théo­riques ori­gi­nales et fécondes.
L’interprétation, alors, sera gran­de­ment faci­li­tée par ceci que, quelles que fussent leurs diver­gences et leur indé­pen­dance, les deux tra­di­tions avaient en com­mun de poser l’une et l’autre le dis­cours de la pen­sée (ou le verbe men­tal) comme étant préa­lable – en prin­cipe, sinon tou­jours en pra­tique – à l’u­sage des langues de com­mu­ni­ca­tion et signi­fié ou révé­lé de l’ex­té­rieur parles mots oraux aux syl­labes et aux sono­ri­tés variables entre les peuples. Il est pos­sible que les auteurs les plus anciens n’aient pas tou­jours été très au clair quant à la dis­tinc­tion à éta­blir (ou à ne pas éta­blir) entre le dis­cours inté­rieur pro­pre­ment dit et le fait de se par­ler tout bas dans une langue don­née. Mais la grande majo­ri­té des indices dis­po­nibles dans la phi­lo­so­phie grecque à par­tir d’Aristote vont dans le sens d’une dis­so­cia­tion des deux phé­no­mènes, que ce soit, par exemple, chez Philon d’Alexandrie, chez Claude Ptolémée, chez Plotin, chez Ammonius ou chez Boèce. Augustin, quant à lui, est on ne peut plus net à ce sujet. Pour l’une et l’autre approche, fina­le­ment, la repré­sen­ta­tion silen­cieuse des paroles orales relève de l’ima­gi­na­tion et non de l’in­tel­lect : Augustin parle de rou­ler en soi-même les images des sons [De Trinitate, XV, 19], tan­dis que les com­men­ta­teurs d’Aristote, à la suite de Porphyre, évoquent à ce pro­pos une sorte d’i­ma­gi­naire ver­bal : lek­ti­kê phan­ta­sia pour Ammonius ou ima­gi­na­tio pro­fe­ren­di pour Boèce. Le véri­table dis­cours men­tale, lui, dans ce qu’il a de plus pur, appar­te­nait, pour les phi­lo­sophes comme pour les chré­tiens, à l’in­tel­lect pro­pre­ment dit ou à l’âme spi­ri­tuelle. Une réflexion plus atten­tive sur l’in­te­rac­tion des deux ordres, comme celle qu’es­quis­sait Avicenne dans son Isagogê sur le rôleauxi­liaire des paroles ima­gi­nées dans la com­po­si­tion logique, pou­vait bien ouvrir pour la pos­té­ri­té la pers­pec­tive d’une posi­tion encore plus pré­cise de la ques­tion des rap­ports entre la pen­sée et le lan­gage – celle de leur iso­mor­phisme notam­ment –, c’é­tait tou­jours, chez les uns comme chez les autres, sur le fond d’une concep­tion fon­ciè­re­ment non lin­guis­tique du dis­cours inté­rieur. Les caté­go­ries gram­ma­ti­cales, celles du nom et du verbe en par­ti­cu­lier, res­taient asso­ciées depuis Platon aux contin­gences de la com­mu­ni­ca­tion plu­tôt qu’aux struc­tures intimes de la déli­bé­ra­tion.

Le dis­cours inté­rieur
Seuil 1999
p. 145–148
discours intérieur logos