01 08 25

Bloch, Le Principe Espérance

Aujourd’hui, en maints endroits, les mai­sons semblent prêtes pour le départ. En dépit, ou peut-être en rai­son de l’absence d’ornements, c’est un adieu qu’elles expriment Intérieurement elles sont claires et dépouillées comme des chambres d’hôpital, exté­rieu­re­ment elles res­semblent à des caisses posées sur des perches mobiles, mais aus­si à des navires. N’ont-elles pas un pont plat, des hublots, une échelle de cou­pée, un bas­tin­gage ? Et la couche de pein­ture blanche qui les recouvre res­plen­dit comme sous un ciel méri­dio­nal ; ce sont des navires qui ont envie de prendre le large. La sen­si­bi­li­té de l’architecture occi­den­tale va même si loin, que depuis assez long­temps déjà, elle flai­rait la guerre, le phé­no­mène hit­lé­rien par excel­lence, et s’y pré­pa­rait par des moyens détour­nés. Dés lors la forme du bateau, pure­ment déco­ra­tive, ne semble plus assez réelle pour le désir de fuite de la plu­part des gens vivant aujourd’hui dans le monde capi­ta­liste de la guerre. Depuis bien long­temps, on y dresse les plans de mai­sons sans fenêtres, éclai­rées et aérées arti­fi­ciel­le­ment, entiè­re­ment en acier ; l’ensemble se trans­forme en véri­table édi­fice blin­dé. Alors que l’architecture moderne était au départ fon­da­men­ta­le­ment orien­tée vers l’extérieur, vers le soleil et l’espace ouvert, on voit s’accroître le besoin de retran­cher et de mettre en sécu­ri­té la vie, tout au moins dans la salle de séjour. Le trait fon­da­men­tal de la nou­velle archi­tec­ture à ses débuts était l’ouverture vers l’extérieur : elle per­çait les cavi­tés sombres de la pierre, ouvrait des pers­pec­tives au tra­vers de fines parois de verre, pour­tant cette volon­té d’équilibre avec le monde du dehors était sans aucun doute pré­ma­tu­rée. L’œuvre de dés­in­té­rio­ri­sa­tion ain­si enta­mée devint créa­tion de vide ; le plai­sir méri­dio­nal de s’ouvrir au monde exté­rieur buta sur le monde capi­ta­liste qu’il décou­vrait, ne trou­va pas le bon­heur espé­ré. Car ici rien de bon ne se passe dans la rue, sous le soleil ; la porte ouverte, les fenêtres béantes consti­tuent une menace à l’époque de la mon­tée du fas­cisme, la mai­son doit rede­ve­nir une for­te­resse, quand ce n’est pas une cata­combe. La large baie vitrée qu’emplit le monde du dehors demande un pay­sage exté­rieur peu­plé d’une foule sym­pa­thique d’étrangers, et non de nazis ; les portes vitrées jusqu’au sol réclament le plein soleil- qui se déverse et pénètre à l’intérieur, et non la Gestapo. Ce n’est pas sans lien avec les tran­chées de la Première Guerre mon­diale, ni sur­tout les lignes Maginot, bien inutiles, de la Seconde, que se déve­lop­pèrent les plans d’une ville sou­ter­raine, cité de sécu­ri­té. Ce ne sont plus les gratte-ciel qui invitent l’habitant mais des pro­jets d’« earths­cra­pers », scin­tillants ter­riers, cités-caves du sauve-qui-peut. En sur­face, à la lumière, appa­rurent d’autre part les plans moins réa­listes, mais déco­ra­tifs d’une ville volante, uto­pie d’une autre fuite que l’on vou­lait situer à Stuttgart, mais aus­si à Paris ; les mai­sons s’y dressent sous forme de sphères au som­met d’un mât, ou sont sus­pen­dues comme de véri­tables bal­lons à des câbles métal­liques ; dans le der­nier cas les bâti­ments sus­pen­dus don­naient l’im­pres­sion d’être par­ti­cu­lié­re­ment cou­pés de l’ensemble et dési­reux de prendre leur envol. Mais même ces formes ludiques montrent bien qu’au fond les plans des mai­sons, qu’elles aient l’aspect de ter­riers, ou qu’elles soient mon­tées sur pilo­tis, doivent être retra­vaillés selon un rêve nouveau.

, ,
trad.  Françoise Wuilmart
, , ,
p. 346-347