Aujourd’hui, en maints endroits, les maisons semblent prêtes pour le départ. En dépit, ou peut-être en raison de l’absence d’ornements, c’est un adieu qu’elles expriment Intérieurement elles sont claires et dépouillées comme des chambres d’hôpital, extérieurement elles ressemblent à des caisses posées sur des perches mobiles, mais aussi à des navires. N’ont-elles pas un pont plat, des hublots, une échelle de coupée, un bastingage ? Et la couche de peinture blanche qui les recouvre resplendit comme sous un ciel méridional ; ce sont des navires qui ont envie de prendre le large. La sensibilité de l’architecture occidentale va même si loin, que depuis assez longtemps déjà, elle flairait la guerre, le phénomène hitlérien par excellence, et s’y préparait par des moyens détournés. Dés lors la forme du bateau, purement décorative, ne semble plus assez réelle pour le désir de fuite de la plupart des gens vivant aujourd’hui dans le monde capitaliste de la guerre. Depuis bien longtemps, on y dresse les plans de maisons sans fenêtres, éclairées et aérées artificiellement, entièrement en acier ; l’ensemble se transforme en véritable édifice blindé. Alors que l’architecture moderne était au départ fondamentalement orientée vers l’extérieur, vers le soleil et l’espace ouvert, on voit s’accroître le besoin de retrancher et de mettre en sécurité la vie, tout au moins dans la salle de séjour. Le trait fondamental de la nouvelle architecture à ses débuts était l’ouverture vers l’extérieur : elle perçait les cavités sombres de la pierre, ouvrait des perspectives au travers de fines parois de verre, pourtant cette volonté d’équilibre avec le monde du dehors était sans aucun doute prématurée. L’œuvre de désintériorisation ainsi entamée devint création de vide ; le plaisir méridional de s’ouvrir au monde extérieur buta sur le monde capitaliste qu’il découvrait, ne trouva pas le bonheur espéré. Car ici rien de bon ne se passe dans la rue, sous le soleil ; la porte ouverte, les fenêtres béantes constituent une menace à l’époque de la montée du fascisme, la maison doit redevenir une forteresse, quand ce n’est pas une catacombe. La large baie vitrée qu’emplit le monde du dehors demande un paysage extérieur peuplé d’une foule sympathique d’étrangers, et non de nazis ; les portes vitrées jusqu’au sol réclament le plein soleil- qui se déverse et pénètre à l’intérieur, et non la Gestapo. Ce n’est pas sans lien avec les tranchées de la Première Guerre mondiale, ni surtout les lignes Maginot, bien inutiles, de la Seconde, que se développèrent les plans d’une ville souterraine, cité de sécurité. Ce ne sont plus les gratte-ciel qui invitent l’habitant mais des projets d’« earthscrapers », scintillants terriers, cités-caves du sauve-qui-peut. En surface, à la lumière, apparurent d’autre part les plans moins réalistes, mais décoratifs d’une ville volante, utopie d’une autre fuite que l’on voulait situer à Stuttgart, mais aussi à Paris ; les maisons s’y dressent sous forme de sphères au sommet d’un mât, ou sont suspendues comme de véritables ballons à des câbles métalliques ; dans le dernier cas les bâtiments suspendus donnaient l’impression d’être particuliérement coupés de l’ensemble et désireux de prendre leur envol. Mais même ces formes ludiques montrent bien qu’au fond les plans des maisons, qu’elles aient l’aspect de terriers, ou qu’elles soient montées sur pilotis, doivent être retravaillés selon un rêve nouveau.
01 08 25