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Bloch, Le Principe Espérance

Lorsque le style de vie est tom­bé aus­si bas que celui de la bour­geoi­sie tar­dive, tout ce à quoi une simple réforme archi­tec­tu­rale peut encore pré­tendre, c’est d’afficher le vide de son âme au lieu de le dis­si­mu­ler. Et c’est ce qui se passe dès qu’entre les fio­ri­tures et les sièges d’acier, entre les bureaux de poste style Renaissance et ceux en forme de caisses à œufs, l’i­ma­gi­na­tion ne trouve pas de troi­sième pos­si­bi­li­té. L’effet est d’autant plus gla­çant que le phé­no­mène nou­veau n’offre plus aucun recoin où se réfu­gier et qu’il n’est qu’un kitsch de la lumière ; même si les débuts du mou­ve­ment furent propres, propres comme l’aspirateur à pous­sière. Ce furent Adolf Loos en Europe et Frank Lloyd Wright en Amérique qui par­tirent les pre­miers en guerre contre l’abus épi­go­nal de l’ornement ; avec, certes, chez Wright, une haine mar­quée de la ville, sen­ti­ment sain en par­tie, mais dû aus­si à des vel­léi­tés anar­chi­santes, et avec, le désir de mor­ce­ler les métro­poles meur­trières en « home towns », en une « Broadacre City » où cha­cun aurait dix fois plus d’espace que de cou­tume. A l’inverse Le Corbusier prô­nait une « machine à habi­ter » hau­te­ment cita­dine ; avec Gropius et d’autres créa­teurs de moins grande enver­gure appar­te­nant au Nouveau Réalisme, il incarne cette espère d’art d’ingénieur qui tout en se pré­ten­dant pro­gres­siste, sombre si vite dans la stag­na­tion, et se voit si tôt voué à la fer­raille. C’est pour­quoi depuis plus d’une géné­ra­tion, ce style fait de meubles d’acier, de cubes de béton, de toits plats, reste hors de l’Histoire, suprê­me­ment moderne et ennuyeux, appa­rem­ment auda­cieux et fon­ciè­re­ment plat, plein de haine envers les fleurs de rhé­to­rique qu’il voit dans toute espèce d’ornement, et pour­tant pris au piège de son sché­ma­tisme plus encore que ne le furent jamais les tristes copies du dix-neu­vième siècle. Jusqu’à ce que fina­le­ment cela conduise, en France, à cette phrase pro­non­cée par un archi­tecte du béton, et non des moindres puisqu’il s’agit de Perret : « L’ornement cache tou­jours un défaut de construc­tion. » A côté de cela sub­siste pour­tant un désir mal avoué, et presque roman­tique, de clas­si­cisme, en par­tie à cause des formes géo­mé­triques, en par­tie aus­si à cause du repos qui consti­tue le pre­mier devoir du bour­geois, en par­tie enfin à cause d’un sen­ti­ment abs­trait d’humanité. Le pro­gramme de Le Corbusier, « la cité radieuse », cherche par­tout à créer une sorte de Paris grec (« Les élé­ments urba­nis­tiques consti­tu­tifs de la ville »), il voit dans l’Acropole l’œuvre d’une espèce d’esprit humain uni­ver­sel (« le marbre des temples porte la voix humaine »). Mais plus que jamais la Grèce devient ici abs­trac­tion pure, au même titre que « l’Etre humain » qui ne fait plus l’objet d’aucune dif­fé­ren­cia­tion et à la mesure duquel devaient se rap­por­ter les élé­ments de construc­tion de façon pure­ment fonc­tion­nelle. Même les plans d’urbanisme de ces inébran­lables fonc­tion­na­listes sont pri­vés, abs­traits ; « l’Être humain » y prend une telle place que dans ces mai­sons et ces villes les hommes de chair et d’os sont réduits à l’état de ter­mites stan­dar­di­sés ou, à l’intérieur d’une « machine à habi­ter », à l’état de corps étran­gers, encore trop orga­niques ; tout est cou­pé de l’homme réel, du chez soi, du bien-être, du Foyer (Heimat). Telle est la consé­quence inévi­table aus­si long­temps qu’une archi­tec­ture ne se pré­oc­cupe pas d’abord du sol mal­sain sur lequel elle doit s’édifier. Aussi long­temps qu’existent la « pro­pre­té » résul­tant de l’élimination et du manque d’idées, la séré­ni­té résul­tant de la poli­tique de l’autruche, quand ce n’est pas de la mys­ti­fi­ca­tion, et aus­si long­temps que le soleil d’argent qui veut briller par­tout n’est plus qu’une grande misère de chrome. Partout ici l’architecture est super­fi­cielle, per­pé­tuel­le­ment fonc­tion­nelle ; et aus­si trans­pa­rente soit-elle, elle ne laisse devi­ner aucune sub­stance, aucun conte­nu qui puisse s’extérioriser dans le fleu­ron de l’ornement.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 348–349