Un des contes marins les plus vivants du Moyen Age, met exclusivement le cap sur cette île : il s’agit de l’expédition maritime de saint Brandan. On a sur le navigateur lui-même, saint Brandan, des renseignements historiques : il était l’abbé-évêque d’un couvent irlandais et vivait au sixième siècle. C’était le temps des ermites de la mer, c’est-à-dire des moines qui fuyaient sur des îles désertes (comme les moines égyptiens fuyaient dans le désert) pour s’y consacrer tout entiers à la contemplation. C’est ainsi que les îles Faerae et les îles Shetland furent découvertes, et il se peut que certains événements réels soient à la base de la légende du voyage de saint Brandan. Mais bien plus riche est la nostalgie utopique d’un on-ne-sait-où qui l’anime, lui et sa légende, bien plus exubérant y est le rêve d’une enclave de bonheur qui n’aurait pas été entraînée dans la chute générale. La version de la légende que donne la Navigatio Sancti Brendani date du onzième siècle, mais la légende est en réalité beaucoup plus ancienne. Elle s’est développée à partir d’un sermon du neuvième siècle, connut ultérieurement un grand nombre de versions différentes, fut traduite dans presque toutes les langues européennes, et tint en éveil pendant des siècles l’idée d’une île paradisiaque (cf. Babcock, Legendary Islands of the Atlantic. 1922. p. 34 sqq.). Le contenu en est un mélange d’histoire religieuse et d’épopée ; une nuit. Brandan entend la voix d’un ange lui dire : « Dieu t’a donné ce que tu cherchais, la terre promise. » Il équipe un bateau, fait voile quinze jours durant vers l’ouest de l’Irlande, trouve un palais plein de riches mets mais dont les hôtes sont invisibles, poursuit sa route pendant sept mois dans une direction non précisée et trouve une île couverte d’innombrables troupeaux de moutons. Au moment où l’équipage veut faire rôtir un de ces moutons, l’île sombre dans la mer : c’était le dos d’une gigantesque baleine dont le feu avait interrompu la sieste. Après toute une série d’aventures où pullulent les poissons venimeux, les serpents de mer crachant le feu, et les oiseaux diaboliques, et où apparaissent même des voies d’accès à l’enfer, Brandan, arrivé très loin dans l’Atlantique, rencontre dans une île un vieil ermite qui connaît le chemin de la terre promise. Apparaît alors un prédécesseur de Brandan, Meruoc, qui avait entrepris avant lui le voyage vers l’île promise ; Brandan réussit à se cacher si bien qu’il peut vivre dans « la première terre d’Adam et d’Eve », c’est-à-dire, au paradis terrestre, en dépit de la malédiction. Un autre signe attestant l’approche du paradis est l’Insula uvarum, l’île du vin et de Bacchus, sur laquelle les marins passent quarante jours, après quoi ils chargeront encore leur vaisseau de grappes de raisin avant de poursuivre leur route. Brandan atteint l’île promise où vivent des saints qui l’attendent, il réveille un mystérieux géant qui dormait dans une caverne : les portes du paradis terrestre, qui s’étend au-delà de l’océan Atlantique des ténèbres, sont ouvertes. Après sept années Brandan et son équipage de moines reviennent par les Orcades, et font le récit de leur découverte de la « Terre promise des saints », cette Inde couverte de vignes et située à l’ouest, ou au-delà de l’ouest… Voilà pour le plus célèbre des contes de marins du Moyen Age chrétien, et l’on crut fermement pendant des siècles à la réussite de saint Brandan. La plupart des villes hanséatiques célébraient la fête du saint ; de 1476 à 1523 la légende des Fortunatae insulae Brantani et de leur découverte fut imprimée treize fois en Allemagne ; un chercheur américain, C. Selmer, a même voulu voir un rapport entre le nom de Brandenburg et les cultes de saint Brandan. L’île utopique est reprise sur la plupart des cartes du Moyen Age et elle apparaît encore en 1569 sur la carte de Mercator ; bien plus, au seizième siècle elle fut cédée le plus sérieusement du monde par le gouvernement portugais à l’aventurier Luis Perdigon, qui se prépara tout aussi sérieusement à la conquérir. Et en 1721 encore, une expédition partit de Santa Cruz, dans l’île espagnole de Ténériffe, afin de trouver la Ila de San Borondon. Ce qui reste curieux dans tout cela, c’est l’enchevêtrement de la légende et de la tradition originaire d’un milieu utopique non chrétien, tout à fait étranger à l’île des Bienheureux. Que l’on y trouve des emprunts à la littérature populaire arabe de la même époque, n’a rien de surprenant ; la baleine qui plonge dans la mer lorsqu’on allume un feu sur son dos, apparaît dans le conte de Sindbad sous la forme d’une pieuvre monstrueuse. Mais d’autre part toute l’érudition classique des couvents irlandais consistait entre autres choses à recueillir les légendes maritimes antiques et à les rassembler, ce que Plutarque avait été le seul à faire. Il s’agit des légendes relatives à l’île des Bienheureux apparaissant comme île de Saturne (île de Cronos) et située dans la « mer Cronique » autour des îles britanniques. Plutarque rappelle ces légendes aussi bien dans son traité « Sur le visage qui est dans la lune » que dans son entretien intitulé : « Sur la cessation des oracles ». Nous avons déjà signalé que les Colonnes d’Hercule s’étaient d’abord appelées « Colonnes de Saturne », c’est-à-dire de Cronos ; or dans un texte où il parle de Saturne et de l’Age d’or, Plutarque décrit des îles saintes, situées à proximité des îles britanniques et dans lesquelles habitent les âmes des héros, tout particulièrement dans celles « où le souffle de l’air est doux et où sommeille Cronos-Saturne, enfermé dans une caverne profonde, sous la garde de Briarée » (Briarée, puissant dieu marin aux cent bras, était comme Cronos un des fils d’Uranus). Or ce Saturne endormi reparaît dans le voyage de saint Brandan en la personne du géant que le saint réveille dans sa caverne, et de toute manière les « prodiges de la mer Cronique » se reproduisaient dans l’île de l’Age d’or. Mais à la longue la mer britannique ne put plus être conservée comme emplacement du paradis terrestre ; un climat plus doux et une mer plus aisément praticable finirent par l’emporter sur elle. C’est ainsi que l’île de saint Brandan n’a cessé depuis le quatorzième siècle de glisser toujours plus au sud, en direction des îles Canaries. Sur son célèbre globe terrestre, dessiné en 1492, Martin Behaïm déplace l’île à ce point vers le sud, qu’elle en vient presque à se trouver à la latitude du cap Vert : « C’est l’île, dit-il, dans laquelle saint Brandan a accosté en 565 et qu’il a trouvée pleine de choses merveilleuses. » A ce sujet Alexandre de Humboldt remarque avec une froide précision (Kritische Untersuchungen. 1852.1, p. 410) que le déplacement constant de cette île introuvable alla de pair avec les progrès des sciences de la navigation, progrès dus au commerce dans le bassin méditerranéen. En même temps toutefois venait s’ajouter le tabou propre au paradis perdu : celui qui ne le rend accessible, dans la légende de saint Brandan. qu’aux seuls saints : l’île de saint Brandan devint ainsi non seulement une île errante de la cartographie, mais aussi une île en soi indéterminable qui. en tant que telle, ne peut jamais être aperçue que de loin. Cette croyance était en partie étayée par des observations faites à partir des îles Canaries : on s’imaginait là-bas voir de temps à autre une terre montagneuse à l’horizon, en direction du sud-ouest, sans qu’on eût d’ailleurs jamais réussi à l’atteindre. Comme le note Humboldt, l’historien des îles Canaries Viera a transmis d’amples informations au sujet de toutes les tentatives qui furent entreprises de 1487 à 1759 pour accoster dans l’île que l’on croyait apercevoir à l’horizon. On aperçut aussi le mirage plus au nord, en divers endroits, ainsi que des Açores ; Colomb connaissait les récits relatifs à cette île, presque quarante ans avant son voyage, comme il l’indique dans son journal en 1492. Dès l’instant de la première observation, on conclut à l’apparition de l’île de saint Brandan ; l’inaccessibilité de la terre entrevue ne réussit pas à détruire la ferme croyance que l’on avait de son existence, mais semblait au contraire la confirmer. Ajoutons que le pendant de cette île se retrouve en Chine, où la légende donne sur elle encore plus de détails, ce qui prouve que l’île évanescente des Bienheureux, cette terre du bonheur ou du Graal réservée au seul méritant, constitue sinon une fable itinérante, du moins un archétype très répandu, dépassant les limites du temps et de l’espace. La géographie moralisée chinoise mentionne l’existence des îles bienheureuses dans le golf de Pechili ; les aperçoit-on de loin, elles ressemblent à des nuages ; s’en approche-t-on, le vaisseau est repoussé par les vents ; réussit-on malgré tout à les atteindre, elles disparaissent dans la mer ; quant aux navigateurs qui ne sont pas appelés à y aborder, ils rentrent physiquement amoindris. Au quinzième siècle, l’île présumée de Brandan ne fit plus l’objet de supputations théologiques. mais elle restait l’île que l’on n’aperçoit que de loin et la terre enchantée qui ne cesse de surgir derrière l’horizon. La légende se maintint, alors que depuis longtemps déjà, les regards glissaient vers l’orient, là où la Bible situait le paradis terrestre. Vers l’est géographique aussi, et non plus seulement vers cet orient dont la connotation était magique — comme chez saint Brandan — vers l’Asie d’où étaient venus les trois Rois mages. Et où ce que l’on entendait par île de saint Brandan ne serait plus un îlot isolé, mais — selon une légende tout aussi tenace — un Etat tout entier, patrie de la félicité. C’est ainsi que la promesse de saint Brandan se vit transposée dans tout son éclat sur le continent asiatique, dans un gigantesque royaume, inaccessible lui aussi, bien que pour d’autres raisons, et sur lequel nous allons maintenant tourner nos regards : le royaume de Saturne et du Christ, celui du « Prêtre-Jean ».
Du reste ni les marchands ni les chevaliers ne se souciaient de se retirer dans une île isolée. Ce qu’ils recherchaient, c’étaient des trésors et de vastes terres productrices d’étain, or ce n’est pas dans un quelconque royaume des morts qu’on pouvait trouver les uns et les autres, mais sur la route du Saint-Sépulcre, et au-delà. Quelques décennies après la prise de Jérusalem, la puissance franque y était dangereusement menacée, la deuxième croisade avait échoué, une troisième fut préparée dans l’inquiétude et l’incertitude. C’est dans cette atmosphère que, vers 1165, tombèrent trois mystérieuses missives prétendument expédiées d’Asie par un puissant souverain chrétien. Il se faisait modestement appeler le Prêtre-Jean, vantait dans un style altier et grandiloquent la puissance et les prodiges de son Etat, le plus grand de la terre. D’après les lettres son royaume s’étendait à l’est « jusqu’au lever du soleil », et à l’ouest jusqu’à la tour de Babel. La puissance énorme d’un nouvel allié semblait ainsi se dresser contre les Sarrasins, véritable don du ciel, constituant un second front à l’est. Les lettres étaient adressées au pape Alexandre III, à l’empereur Frédéric Barberousse et à l’empereur byzantin Manuel ; les deux empereurs semblent s’être défiés du message, le pape un peu moins, puisqu’il y répondit, quoiqu’un peu tardivement peut-être. Au Prêtre-Jean, seigneur des Indes et maître d’un royaume qui, comme le disait le message, entourait le paradis terrestre, il envoya un émissaire spécial, puisqu’il s’agissait de son médecin personnel Philippe, grand connaisseur de l’Orient ; une délégation se mit en route vers ce qui n’était qu’un fantôme. Le texte de la réponse du pape est conservé, il est daté du 27 septembre 1177 à Venise, douze ans après l’arrivée du message venu de l’Inde ; ces dates montrent que le crédit assez réduit que le pape avait d’abord accordé à l’existence du prêtre-roi, avait crû en même temps que grandissait la menace des Sarrasins. Pour le peuple, le Prêtre-Jean était une certitude depuis longtemps déjà ; sa lettre avait été largement répandue grâce à un grand nombre de copies ; elle fut traduite en français, en allemand, eh hébreu, et toute l’Europe s’inclina devant le nouvel espoir offert par l’Asie. La réponse du pape était adressée au « Carissimo in Christo filio, illustri et magnifîco Indorum régi, sacerdotum sanctis-simo » ; mais Philippe, qui devait transmettre la lettre, n’eut même pas l’occasion de rapporter que le prodigieux royaume restait introuvable, car il ne revint pas à Rome : l’expédition disparut sans laisser de traces.