L’Inde, c’était pour le Moyen Age un concept bien vaste ; comme chez Pline déjà, elle s’étendait jusqu’au golfe du Tonkin, englobait même quelquefois l’Afrique orientale et l’Abyssinie, Marco Polo parie aussi d’un souverain perse, roi des Indes. Mais l’Inde s’affirma surtout comme incarnation du mystère, comme patrie d’ineffables prodiges géographiques ; la nature semblait y être purifiée de toute banalité, les rouages de la nature débarrassés de tout grain de sable. L’impossible, qu’il soit de nature grotesque ou au contraire utopique, semblait y être devenu réalité, comme dans ces tapisseries du Moyen Age qui représentent une licorne au milieu de forêts enchantées. On croyait à l’existence de montagnes qui auraient été déplacées derrière l’Indus et dont les pierres étaient des émeraudes, la poussière du musc ; les fruits qu’y portaient certains arbres étaient des oiseaux, tandis que sur d’autres poussaient des têtes humaines qui pleuraient et riaient. Au douzième siècle circulait un manuscrit attribué à saint Jérôme, qui parlait des pierres précieuses, de leurs vertus curatives et d’autres propriétés miraculeuses, et ce livre débute de façon très caractéristique par la description d’un voyage en Inde, après la traversée de la mer Rouge (dont les multiples dangers remplacent ceux de l’épouvantable Atlantique); ce voyage se poursuit jusque dans un univers des plus fantastiques, atteint après toute une année de voyage, la patrie de l’escarboucle, des montagnes d’or gardées par des griffons, de la grande fourmi mangeuse d’hommes, qui pendant la nuit déterre de l’or, des arbres qui poussent dans la mer, de la pluie de cuivre (cf. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, II, 1929, p. 238 sqq.). La source principale de la légende de l’Inde n’était autre, comme nous l’avons dit, que la traduction et le remaniement médiéval du roman d’Alexandre, dû au Pseudo-Callisthène ; et contrairement à la renaissance de l’Inde au dix-neuvième siècle, les informations que contenait ce roman ne se référaient absolument pas à Bouddha et à l’ascèse, mais aux monstruosités et aux extases de la quantité de mondes et de divinités dont la légende hindoue est si riche. Tout cela était venu se joindre à la légende d’Alexandre, pour former quelque chose d’exorbitant, situé en dehors de tous les sentiers connus du monde. La lettre du prêtre-roi elle-même s’appuyait, croyait-on, sur la Nativitas et Victoria Alexandri Magni du prêtre Léon, datant de 950 environ, mais surtout sur une lettre qu’Alexandre aurait écrite à Aristote (cf. Kleine Texte zum Alexanderroman, édité par Pfister, 1910, p. 21 sqq.) dans laquelle les avatars prodigieux de Rama devenaient un phénomène quotidien pour tous les Macédoniens. Léon parlait du voyage aérien d’Alexandre, de son expédition dans les profondeurs maritimes, il racontait aussi l’histoire des arbres oraculaires de l’Inde, d’un arbre de la lune qui parlait grec, et d’un arbre du soleil qui parlait indien ; toutes ces histoires fantastiques furent groupées autour de l’expédition du roi en Orient. On retrouve beaucoup de réminiscences de tout cela dans la lettre du prêtre-roi, car un grand nombre de ces histoires reparaissent dans ce qui est un véritable arsenal de rêves et de contes de fées géographiques défiant le quotidien. On y cite des hommes qui conjurent les dragons de l’air, les sellent, les brident et font de longues chevauchées sur leur dos, on y fait l’éloge de pierres prodigieuses, qui réchauffent ou rafraîchissent selon les besoins et éclairent la nuit tous les objets à cinq milles à la ronde, de pierres qui transforment de l’eau non bénite en lait ou en vin, de pierres qui amassent les poissons, apprivoisent les animaux sauvages, embrasent de gigantesques feux, éteignent de gigantesques feux. La lettre du Prêtre-Jean (dont on possède encore l’exemplaire destiné à l’empereur Manuel) ajoute à tout cela des créatures prodigieuses parfaitement incompréhensibles, renchérissant sur l’absurdité tout comme sur la fascination : « Moi, le Prêtre-Jean, Seigneur des Seigneurs, je surpasse tout ce qui évolue sous le ciel en vertu, en richesse et en puissance. Septante-deux rois Nous paient tribut… Notre magnificence règne sur les trois Indes, et Nos terres s’étendent jusqu’à l’Inde de l’autre côté, là où repose le corps du saint apôtre Thomas… Notre pays est la patrie et la demeure des éléphants, des dromadaires, des chameaux, du meta collinarum (!), du came-temnus (!). du tinserete (!), des panthères, des onagres, des lions blancs et des lions rouges, des ours blancs, des mérules blanches, des cigales, des griffons muets, des tigres, des lamies, des hyènes, des chevaux sauvages, des ânes sauvages, des bœufs sauvages et des hommes sauvages, des hommes à cornes et des hommes borgnes, des hommes avec des yeux devant et derrière, des centaures, des faunes, des satyres, des pygmées, des géants hauts de quarante aunes, des cyclopes et des femmes de même acabit, de l’oiseau nommé Phoenix » (Oppert, Der Priesterkonig Johannes, in Geschichte und Sage, 1864. p. 36 sqq.). Ainsi tout le lot prodigieux d’animaux et de pierres dont parlent les livres médiévaux se trouve-t-il transposé du côté de l’Inde, dans le royaume du Prêtre-Jean, même les ours blancs du Grand Nord, dont on n’avait appris l’existence en Europe qu’au onzième siècle ; en revanche, l’éléphant blanc, que l’on rencontre réellement en Inde, n’est pas mentionné,
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