De même que la masse invisible des bacilles/virus a hérité des diables au début de ce siècle (quantité infinie rassemblée dans un espace minimal), les médias ont eux-mêmes hérité de la masse des bacilles/virus. Mais hériter n’est pas le bon mot (les virus ne disparaissent justement pas, au contraire : ils débordent sur les technologies) ; il serait plus exact de parler d’alimentation réciproque. Les virus arrivent inéluctablement comme l’image hertzienne, l’image hertzienne survient inéluctablement comme virus. Les masses invisibles se servent de plus en plus de la vitesse de la lumière, les infections produites par lles (re)transmissions ont pour ainsi dire détrôné les anciens fantômes pour ensuite les ressusciter médiatiquement, sous forme cinématographique de Poltergeist & Alien, n°1 à n‑ième.
Les meilleures preuves de la domination établie des fantômes (re)transmis se trouvent dans le livre Hystories d’Elaine Showalter : le « i » de history est remplacé par le « y » de hysteria, un mélange entre hystérie et history, un mot hermaphrodite pour la réalité d’(es) histoire(s) (non) advenue(s).
Showalter a identifié, surtout aux États-Unis, six grands syndromes psychogènes qui appartiennent aux années 1990 comme la Love Parade ou le Tamagotchi : le syndrome de la guerre du Golfe, la personnalité multiple, la mémoire retrouvée (surtout d’abus sexuels) (« Recovered Memory Syndrome »), l’abus au cours de rituels sataniques, l’enlèvement par des extraterrestres et la fatigue chronique. Pour tous ces syndromes, des groupes d’entraide ont depuis longtemps poussé comme des champignons ; on trouve des médecins, des thérapeutes et des cliniques spécialisés dans leur traitement, et des journalistes qui se sont fait connaître avec des reportages sur le sujet. Et on ne parle pas ici d’une vingtaine de personnes : sur les 697 000 soldats américains déployés dans le Golfe, 60 000 ont déclaré souffrir de troubles inexpliqués qu’ils attribuent à des expériences secrètes menées par le gouvernement avec des gaz neurotoxiques et autres produits chimiques. David Finkelhor, un thérapeute qui écrit sur les abus sexuels, estime que 62 % des personnes concernées sont des femmes. Le Times rapportait récemment qu’en Angleterre 24 000 enfants avaient souffert d’un syndrome de fatigue chronique, et que ce n’était là que « la pointe de l’iceberg ».
– pour citer Mariam Lau dans un article sur Hystories de Showalter (« Der Wille zum Wahn », taz, 13 septembre 1997). Les chiffres et pourcentages scintillent tels d’impudentes pointes d’icebergs de phénomènes fantomatiques, sur lesquels le paquebot des cliniques privées et les colosses radiotélévisés ont mis le cap pour déployer leur flotte titanique. Au tohu-bohu de la glace qui se brise, au bruit des hélices et aux couinements affolés des souris de l’entrepont se mêle le mot discret et néanmoins grave de « psychogène ». Qu’est-ce qu’il fait là ?
Les soldats chez qui le syndrome de la guerre du Golfe est une conséquence réelle d’intoxications ou de traumas subis existent ; de même que nombre de viols « remémorés après coup » ont dû avoir lieu. Et le syndrome de fatigue chronique touche des adolescents sans le moindre signe qui rendrait vraisemblable l’hypothèse d’une origine psychogène ; de jeunes gens tout ce qu’il y a de plus reliés au réel qui ont manifestement été touchés par une épidémie inconnue.
La phrase dite en passant par Freud, selon laquelle « il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient » – produit de vingt ans de travail acharné dans l’iceberg de la psyché humaine (ou viennoise) – s’applique précisément ici : le fait que des milliers de soldats revenant de la guerre du Golfe souffrent d’empoisonnements réels (et non d’une puce électronique secrètement greffée dans le cul), le fait que des milliers d’ados britanniques souffrent d’une fatigue qui présente tous les signes d’une infection ou d’un empoisonnement inexpliqué (et non d’une imagination hystérique) – au même titre que les viols avérés – ne changent rien au fait que les deux voies – les malades « avérés » comme les « non-avérés » – sont également justifiés dans leur prétention à être reconnus comme « réels ». Réels, aussi bien qu’ir-réels, ils le sont l’un comme l’autre. Seul le terme « psychogène » n’a rien à faire là pour désigner la lignée la plus « imaginaire ». Pourquoi devrait-on considérer comme « psychogène » ce qui est sur toutes les lèvres et dans toutes les oreilles, parce que cela sort, à haute fréquence et intensité, de tous les canaux médiatiques ? Ce sont, du moins sous forme de manifestation médiale-sérielle, des syndromes du broadcasting, ni psychogènes (= individuels), ni épidémiques (= causés par un virus inconnu).
Il se peut que même le livre de Showalter oublie partiellement son propre sous-titre : Hysterical Epidemics and Modern Media. Sous-titre soulignant que ce sont toujours des épidémies transmises, des épidémies électroniquement diffusées, médiatiquement organisées qui conduisent à certains symptômes « hystoriques ». Le caractère commun du devenir-transmis est son signe de réalité – un grand avantage. Les gens « simplement intoxiqués » ne disposent pas d’un tel signe de réalité ou seulement dans une bien plus faible mesure. La série transmise n’en apparaît que plus forte.
Le fait de passer en permanence sur les ondes peut certes d’une part renforcer l’apparition de paniques hystériques mais fournit de l’autre un effet fondamental de stabilisation. Le certificat : je fais partie d’une série mystérieuse publiquement reconnue, partie de la série-fatigue chronique, je n’ai pas besoin de le cacher, au contraire, « je sommes nombreux », « je » est un objet exposé de la série, je est une pièce d’exposition ambulante, délesté en donnant au phénomène de défaillance une touche de normalité au quotidien, et en l’extirpant de la normalité : le mal de tête n’est plus du tout le même quand soixante mille autres le partagent ; soixante mille personnes avec les mêmes symptômes, toutes confirmées par le centre émetteur comme faisant partie du post-Gulf-War-syndrom. Le signe de réalité souhaité de sa pathologie est donc le signe de série (re)transmis. Les personnes souffrant de l’étiologie des ondes participent ainsi au caractère de réalité de la douleur « plus réelle » des intoxiqués.
L’amalgamation des syndromes (re)transmis avec certains genres littéraires, musicaux ou cinématographiques que constate Showalter n’a donc rien de surprenant, elle est de rigueur. Nombre d’« épidémies hystériques » « sont aujourd’hui précisément imbriquées dans un genre littéraire particulier : la personnalité multiple avec la confession, l’abus au cours de rituels sataniques avec l’histoire d’horreur, l’enlèvement par des extraterrestres avec la science-fiction », écrit la chercheuse en littérature.