Il existe en fait une double volonté de bonheur, une dialectique du bonheur. Une figure hymnique et une figure élégiaque du bonheur. L’une : l’inouï, ce qui n’a encore jamais existé, le sommet de la félicité. L’autre : l’éternel retour, l’éternelle restauration du premier bonheur, du bonheur originel. Cette idée élégiaque du bonheur, qu’on pourrait également qualifier d’éléatique, est celle qui, pour Proust, transforme l’existence en forêt enchantée du souvenir. C’est à elle qu’il a sacrifié, non seulement amis et société dans sa vie, mais aussi intrigue, unité de la personne, cours du récit, jeu de l’imagination dans son oeuvre. Un de ses lecteurs – et pas le pire, puisqu’il s’agit de Max Unold – a pris prétexte du caractère « ennuyeux » de celle-ci pour la comparer à des « histoires de contrôleurs de tramway » et a trouvé cette formule : « [Proust] a réussi à rendre intéressantes des histoires de contrôleurs de tramway. Il dit : « Figurez-vous, cher lecteur, qu’hier, en trempant ma madeleine dans mon thé, je me suis souvenir que, pendant mon enfance, je vivais à la campagne » – il raconte cela sur quatre-vingts pages et c’est si passionnant qu’on ne croit plus être l’auditeur, mais le rêveur éveillé lui-même. »
18 01 16