…D’une particule simple à l’autre, il n’y a pas de différence de nature, il n’y a pas non plus de différence entre celle-ci et celle-là. Il y a de ceci qui se produit ici ou là, chaque fois sous forme d’unité, mais cette unité ne persévère pas en elle-même. Des ondes, des vagues, des particules simples ne sont peut-être que les multiples mouvements d’un élément homogène ; elles ne possèdent que l’unité fuyante et ne brisent pas l’homogénéité de l’ensemble.
Les groupes composés de nombreuses particules simples possèdent seuls ce caractère hétérogène qui me différencie de toi et isole nos différences dans le reste de l’univers. Ce qu’on appelle un être » n’est jamais simple, et s’il a seul l’unité durable, il ne la possède qu’imparfaite : elle est travaillée par sa profonde division intérieure, elle demeure mal fermée et, en certains points, attaquable du dehors.
Il est vrai que cet être » isolé, étranger à ce qui n’est pas lui, est la forme sous laquelle te sont apparues d’abord l’existence et la vérité. C’est à cette différence irréductible – que tu es – que tu dois rapporter le sens de chaque objet. Pourtant l’unité qui est toi te fuit et s’échappe : cette unité ne serait qu’un sommeil sans rêves si le hasard en disposait selon ta volonté la plus anxieuse.
Ce que tu es tient à l’activité qui lie les éléments sans nombre qui te composent, à l’intense communication de ces éléments entre eux. Ce sont des contagions d’énergie, de mouvement, de chaleur ou des transferts d’éléments, qui constituent intérieurement la vie de ton être organique. La vie n’est jamais située en un point particulier : elle passe rapidement d’un point à l’autre (ou de multiples points à d’autres points), comme un courant ou comme une sorte de ruissellement électrique. Ainsi, où tu voudrais saisir ta substance intemporelle, tu ne rencontres qu’un glissement, que les jeux mal coordonnés de tes éléments périssables.
Plus loin, ta vie ne se borne pas à cet insaisissable ruissellement intérieur ; elle ruisselle aussi au dehors et s’ouvre incessamment à ce qui s’écoule ou jaillit vers elle. Le tourbillon durable qui te compose se heurte à des tourbillons semblables avec lesquels il forme une vaste figure animée d’une agitation mesurée. Or vivre signifie pour toi non seulement les flux et les jeux fuyants de lumière qui s’unifient en toi, mais les passages de chaleur ou de lumière d’un être à l’autre, de toi à ton semblable ou de ton semblable à toi (même à l’instant où tu me lis la contagion de ma fièvre qui t’atteint): les paroles, les livres, les monuments, les symboles, les rires ne sont qu’autant de chemins de cette contagion, de ces passages. Les êtres particuliers comptent peu et renferment d’inavouables points de vue, si l’on considère ce qui s’anime, passant de l’un à l’autre sans amour, dans de tragiques spectacles, dans des mouvements de ferveur. Ainsi nous ne sommes rien, ni toi ni moi, auprès des paroles brûlantes qui pourraient aller de moi vers toi, imprimées sur un feuillet : car je n’aurai vécu que pour les écrire, et, s’il est vrai qu’elles s’adressent à toi, tu vivras d’avoir eu la force de les entendre.
18 01 16