18 01 16

…D’une par­ti­cule simple à l’autre, il n’y a pas de dif­fé­rence de nature, il n’y a pas non plus de dif­fé­rence entre celle-ci et celle-là. Il y a de ceci qui se pro­duit ici ou là, chaque fois sous forme d’unité, mais cette uni­té ne per­sé­vère pas en elle-même. Des ondes, des vagues, des par­ti­cules simples ne sont peut-être que les mul­tiples mou­ve­ments d’un élé­ment homo­gène ; elles ne pos­sèdent que l’unité fuyante et ne brisent pas l’homogénéité de l’ensemble.
Les groupes com­po­sés de nom­breuses par­ti­cules simples pos­sèdent seuls ce carac­tère hété­ro­gène qui me dif­fé­ren­cie de toi et isole nos dif­fé­rences dans le reste de l’univers. Ce qu’on appelle un être » n’est jamais simple, et s’il a seul l’unité durable, il ne la pos­sède qu’imparfaite : elle est tra­vaillée par sa pro­fonde divi­sion inté­rieure, elle demeure mal fer­mée et, en cer­tains points, atta­quable du dehors.
Il est vrai que cet être » iso­lé, étran­ger à ce qui n’est pas lui, est la forme sous laquelle te sont appa­rues d’abord l’existence et la véri­té. C’est à cette dif­fé­rence irré­duc­tible – que tu es – que tu dois rap­por­ter le sens de chaque objet. Pourtant l’unité qui est toi te fuit et s’échappe : cette uni­té ne serait qu’un som­meil sans rêves si le hasard en dis­po­sait selon ta volon­té la plus anxieuse.
Ce que tu es tient à l’activité qui lie les élé­ments sans nombre qui te com­posent, à l’intense com­mu­ni­ca­tion de ces élé­ments entre eux. Ce sont des conta­gions d’énergie, de mou­ve­ment, de cha­leur ou des trans­ferts d’éléments, qui consti­tuent inté­rieu­re­ment la vie de ton être orga­nique. La vie n’est jamais située en un point par­ti­cu­lier : elle passe rapi­de­ment d’un point à l’autre (ou de mul­tiples points à d’autres points), comme un cou­rant ou comme une sorte de ruis­sel­le­ment élec­trique. Ainsi, où tu vou­drais sai­sir ta sub­stance intem­po­relle, tu ne ren­contres qu’un glis­se­ment, que les jeux mal coor­don­nés de tes élé­ments péris­sables.
Plus loin, ta vie ne se borne pas à cet insai­sis­sable ruis­sel­le­ment inté­rieur ; elle ruis­selle aus­si au dehors et s’ouvre inces­sam­ment à ce qui s’écoule ou jaillit vers elle. Le tour­billon durable qui te com­pose se heurte à des tour­billons sem­blables avec les­quels il forme une vaste figure ani­mée d’une agi­ta­tion mesu­rée. Or vivre signi­fie pour toi non seule­ment les flux et les jeux fuyants de lumière qui s’unifient en toi, mais les pas­sages de cha­leur ou de lumière d’un être à l’autre, de toi à ton sem­blable ou de ton sem­blable à toi (même à l’instant où tu me lis la conta­gion de ma fièvre qui t’atteint): les paroles, les livres, les monu­ments, les sym­boles, les rires ne sont qu’autant de che­mins de cette conta­gion, de ces pas­sages. Les êtres par­ti­cu­liers comptent peu et ren­ferment d’inavouables points de vue, si l’on consi­dère ce qui s’anime, pas­sant de l’un à l’autre sans amour, dans de tra­giques spec­tacles, dans des mou­ve­ments de fer­veur. Ainsi nous ne sommes rien, ni toi ni moi, auprès des paroles brû­lantes qui pour­raient aller de moi vers toi, impri­mées sur un feuillet : car je n’aurai vécu que pour les écrire, et, s’il est vrai qu’elles s’adressent à toi, tu vivras d’avoir eu la force de les entendre.

L’expérience inté­rieure
Gallimard 1943
angoisse homogène/hétérogène moi physique rire singularité