19 01 16

Étant fait de faire, Tancredi, tu aurais dû savoir que tu avais engen­dré une fille faite de chair et non de pierre ou de fer ; tout vieillard que tu es, tu aurais dû et tu dois te rap­pe­ler quelles sont les lois de la jeu­nesse, et la puis­sance de leur appel ; même si, viri­le­ment, tu as consa­cré à la pra­tique des armes les meilleures années de ta vie, tu n’au­rais pas dû igno­rer les consé­quences d’une vie oisive et raf­fi­née sur les vieillards et, par­tant, sur les jeunes gens. Engendrée par toi, je suis donc faite de chair, et j’ai si peu vécu que je suis jeune encore, deux bonnes rai­sons pour res­sen­tir la vio­lence de cet appé­tit char­nel dont un pre­mier mariage m’a déjà fait connaître le plai­sir qu’on trouve à l’as­sou­vir. Incapable de résis­ter à cette vio­lence, étant jeune et femme, j’ai déci­dé de me lais­ser entraî­ner par elle, et je suis tom­bée amou­reuse. J’ai fait tout ce que j’ai pu, dans la mesure de mes moyens, pour t’é­vi­ter et m’é­vi­ter d’a­voir à rou­gir d’une faute où m’en­traî­nait la nature. Amour com­pa­tis­sant et la Fortune bien­veillante m’a­vaient trou­vé et indi­qué un che­min très secret pour satis­faire mes dési­rs sans être remar­quée par per­sonne : cela, quel que soit ton infor­ma­teur ou quelle que soit la manière dont tu l’as appris, je ne le nie pas. Je n’ai pas pris Guiscardo au hasard, contrai­re­ment à beau­coup de femmes, mais je l’ai pré­fé­ré à tout autre après mûre réflexion ; je l’ai atti­ré à moi en connais­sance de cause, et grâce à notre sage per­sé­vé­rance, j’ai long­temps assou­vi mon désir. Plus que d’a­voir com­mis un pêché par amour, tu me reproches avec plus d’ai­greur, sui­vant en cela l’o­pi­nion la plus com­mune et non la véri­té, de m’être mise avec un homme de basse condi­tion, et tu laisses entendre que si j’a­vais choi­si un homme bien né pour amant, tu ne t’en serais pas offus­qué : tu ne t’a­per­çois donc pas que tu n’in­cri­mines pas ma faute, mais celle de la Fortune, qui bien sou­vent élève les hommes indignes, et abaisse les plus méri­tants. Mais lais­sons cela, et exa­mi­nons un peu le prin­cipe des choses : tu ver­ras tous les hommes for­més à par­tir d’une même chair et toutes les âmes créées par un même Créateur, dotées de forces égales, de capa­ci­tés égales, de ver­tus égales. Nous sommes nés et nais­sons égaux, et la ver­tu éta­blit entre nous les pre­mières dis­tinc­tions : ceux qui en étaient le mieux dotés et l’employaient au mieux furent appe­lés nobles, et les autres demeu­rèrent non nobles. Même si l’u­sage, ensuite, a contra­rié et mas­qué cette loi, celle-ci est demeu­rée intacte dans la nature et dans les bonnes mœurs : ain­si, celui qui agit ver­tueu­se­ment prouve à l’é­vi­dence qu’il est noble, et s’il est des gens pour l’ap­pe­ler autre­ment, ce sont eux qui se trompent, pas lui. Regard les gen­tils­hommes de ton entou­rage et exa­mine leur vie, leurs mœurs, leurs manières, et com­pare-les à celles de Guiscardo : si tu veux bien juger sans ani­mo­si­té, tu admet­tras que ce der­nier est d’une grande noblesse, et que tous tes nobles font figure de vilains. Mon opi­nion sur la ver­tu et la valeur de Guiscardo, je ne la dois pas à celle des autres, mais à tes propres paroles et au juge­ment de mes yeux. Qui l’a loué autant que toi pour toutes ces actions méri­tantes qu’on dois louer chez un homme valeu­reux ? Et tu ne te trom­pais pas, car, si mes yeux ne m’ont pas abu­sée, je l’ai vu mettre en pra­tique ces louables qua­li­tés dont tu fai­sais l’é­loge, et de manière plus admi­rable, que tes mots ne pou­vaient l’ex­pri­mer, et si j’a­vais com­mis quelques erreurs de juge­ment, tu en serais le res­pon­sable. Et tu me dis que je me suis mise avec un homme de basse condi­tion ? Tu ne dis pas la véri­té : si tu disais avec un homme pauvre, on pour­rait l’ad­mettre, à ta honte, toi qui as su pour­voir d’une si bonne situa­tion un homme de valeur, ton ser­vi­teur ! La pau­vre­té n’en­lève rien à la noblesse d’une per­sonne, la richesse si.

Décaméron [1349–1353]
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