18 01 16

Un ami, je n’a­vais jamais vou­lu en avoir depuis mes vingt ans, où tout à coup je me suis mis à pen­ser par moi-même. Les seuls amis que j’aie sont les morts qui m’ont légué leur lit­té­ra­ture, je n’en ai pas d’autres. D’ailleurs, il m’a tou­jours été dif­fi­cile rien que d’a­voir quel­qu’un, alors je ne songe même pas à un mot aus­si gal­vau­dé par tout le monde et aus­si peu appé­tis­sant que le mot d’a­mi­tié. Et déjà, très tôt, par périodes je n’ai abso­lu­ment eu per­sonne, tout le monde avait quel­qu’un, moi je n’a­vais per­sonne, au moins je savais que je n’a­vais per­sonne, tan­dis que les autres ne ces­saient de pré­tendre que j’a­vais quel­qu’un, disaient tu as quel­qu’un, alors que j’é­tais pour­tant tout à fait sûr de n’a­voir per­sonne, et peut-être cette pen­sée était-elle la pen­sée déci­sive, la plus des­truc­trice, de n’a­voir besoin de per­sonne. Je me suis per­sua­dé que je n’a­vais besoin de per­sonne, je m’en per­suade encore aujourd’­hui. Je n’a­vais besoin de per­sonne, donc je n’a­vais per­sonne. Mais nous avons natu­rel­le­ment besoin de quel­qu’un, sinon nous deve­nons iné­luc­ta­ble­ment tel que je suis deve­nu : pénible, insup­por­table, malade, impos­sible au sens le plus fort du terme. J’ai tou­jours cru ne pou­voir accom­plir mon tra­vail de l’es­prit qu’en­tiè­re­ment seul, sans per­sonne, ce qui devait se révé­ler une erreur, mais que nous ayons vrai­ment besoin de quel­qu’un, c’est aus­si une erreur, pour cela nous avons besoin de quel­qu’un et nous n’a­vons besoin de per­sonne, et tan­tôt nous avons besoin de quel­qu’un en même temps que nous n’a­vons besoin de per­sonne, cette chose la plus absurde de toutes, à pré­sent je m’en suis de nou­veau ren­du compte ces jours-ci ; jamais, à aucun moment, nous ne savons si nous avons besoin de quel­qu’un ou si nous n’a­vons besoin de per­sonne ou si nous avons besoin en même temps de quel­qu’un et de per­sonne, et parce que jamais, au grand jamais, nous ne savons ce dont nous avons effec­ti­ve­ment besoin, nous sommes mal­heu­reux et, dès lors, inca­pables de com­men­cer un tra­vail de l’es­prit au moment où nous le vou­lons, au moment où cela nous paraît indi­qué.

Béton [Beton, 1982]
trad. Gilberte Lambrichs
Gallimard 1985
amitié solitude travail