18 01 16

Ce n’est pas aus­si absurde que cela semble à pre­mière vue quand je dis que le monde doit ses guerres les plus atroces au pré­ten­du amour des bêtes de ses diri­geants. Tout cela est confir­mé par des docu­ments et il fau­drait qu’on s’en rende compte une bonne fois. Ces gens, les poli­ti­ciens, les dic­ta­teurs, sont gou­ver­nés par un chien et ain­si pré­ci­pitent des mil­lions d’êtres humains dans le mal­heur et dans la ruine, ils aiment un chien et déclenchent une guerre dans laquelle des mil­lions de gens sont tués à cause de ce seul chien. Qu’on se demande seule­ment quel serait l’as­pect du monde si on rédui­sait ne serait-ce que de quelques ridi­cules pour cent ce pré­ten­du amour des bêtes au pro­fit de l’a­mour des gens qui n’est aus­si, natu­rel­le­ment, que pré­ten­du. La ques­tion ne peut même pas se poser, aurai-je un chien ou n’au­rai-je pas un chien, dans ma tête je ne suis abso­lu­ment pas en état d’a­voir un chien dont je sais bien, du reste, qu’il faut lui don­ner une atten­tion et des soins assez inten­sifs, comme à tout être humain, plus de soins et d’at­ten­tion que je n’en exige moi-même, mais le genre humain, tous conti­nents confon­dus, ne voit rien d’é­ton­nant à don­ner de meilleurs soins et beau­coup plus d’at­ten­tion aux chiens qu’à ses sem­blables, oui, dans le cas de tous ces mil­liards de chiens, il leur donne des meilleurs soins et plus d’at­ten­tion qu’à soi-même. Je me per­mets de qua­li­fier ce monde-là de monde en véri­té per­vers et inhu­main au plus haut degré et tota­le­ment fou. Si je suis ici, le chien est ici aus­si, si je suis là, le chien est là aus­si. Si le chien doit sor­tir, je dois sor­tir avec le chien, et cae­te­ra. Je ne tolère pas la comé­die du chien à laquelle nous assis­tons chaque jour si nous ouvrons les yeux pour peu qu’a­vec notre aveu­gle­ment de chaque jour nous ne nous y soyons pas encore habi­tués. Dans cette comé­die du chien, un chien entre en scène et agace un être humain, l’ex­ploite et, au cours d’un cer­tain nombre d’actes, chasse son inno­cente huma­ni­té. La pierre tom­bale la plus haute et la plus chère et posi­ti­ve­ment la plus pré­cieuse qui ait jamais été éri­gée au cours de l’his­toire a été éle­vée, paraît-il, pour un chien. […] En ce monde, depuis long­temps la ques­tion n’est pas de savoir com­bien quel­qu’un est humain, mais chien, sauf que jus­qu’à pré­sent, alors qu’il fau­drait, en fait, pour rendre hom­mage à la véri­té, dire à quel point l’homme est chien, on dit : comme il est humain. Et c’est cela qui est répu­gnant. Pas ques­tion d’a­voir un chien.

Béton [Beton, 1982]
trad. Gilberte Lambrichs
Gallimard 1985
chien humain