Lorsque je parle de « l’allemand », je désigne la langue allemande, non pas dans sa diversité dialectale, mais en tant que langue codifiée, soustraite en quelque sorte à la communauté immédiate. J’évoque en réalité ce que l’ont appelle le « Hochdeutsch », cette langue qui, pour être parlée, suppose que les locuteurs soient libérés de la contingence des affects. S’il est évidemment toujours possible de recréer dans cette langue les conditions de l’expression affective, cela passe uniquement par la littérature, si bien que l’allemand se présente sous une forme très stratifiée. On a tout d’abord affaire à un idiome très souvent régional, qui sert à la vie quotidienne, directe, à la communication de desiderata ou d’évaluations non élaborées. Ces idiomes régionaux échappent très largement à ce qui, pour le Hochdeutsch, est constitutif, à savoir la syntaxe. Au-delà de cette sphère presque désincarnée, tant elle est peu faite pour exprimer des enjeux humains immédiats, se trouve la littérature.
Il importe de saisir en premier lieu comment fonctionne ce Hochdeutsch dont l’élaboration résulte d’un processus assez long, inséparable de la traduction de la Bible par Luther, des réaménagements de cette traduction, de la pratique des sermons, ainsi que des pratiques littéraires issus de l’ensemble de ces travaux. La langue épurée est si difficile que l’on évite de la pratiquer dans la situation de communication immédiate : les présentateurs de radio par exemple ou à la télévision sont obligés de lire leur texte, car il est impossible d’improviser correctement le Hochdeutsch. Cette langue se caractérise par le fait qu’elle est totalement soustraite aux idiomatismes, et entièrement soumise au principe générateur de syntaxe. La syntaxe anglaise ou française n’est pas si contraignante et la présence des idiomatismes est plus grande, de sorte qu’il y est bien davantage possible d’avoir recours à des expressions toutes faites, à des manières de dire. L’allemand pur, stylisé, implique au contraire d’être produit en fonction d’un principe générateur de la syntaxe, ce qui a pour conséquence que la manière de parler est soit extrêmement individualisée – le discours ne peut pas être emprunté en puisant dans le stock idiomatique –, soit elle est un calque sans personnalisation possible, sans que l’on puise jouer sur la convention, en « citant ».
La contrainte syntaxique ne s’est dégagée qu’à partir du moment où, pour l’identifier, on s’est extrait du modèle de la grammaire latine où l’on présuppose que les propositions repose essentiellement sur le substantif, le nom qui est sujet et son attribut ou prédicat. La structure de la phrase latine est comparable à une équation dans la mesure où, dans la forme la plus simple du jugement d’attribution, le sujet et son prédicat sont censés être mis dans une relation d’équivalence par la copule (le verbe être). Le prédicat (l’attribut), en français, s’accorde avec son sujet en genre et en nombre, en fonction de l’accord présupposé, la copule ne jouant qu’un rôle subalterne : c’est d’ailleurs un verbe qu’on appelle « auxiliaire ».
Le propre de l’allemand, en revanche, est de conférer aux verbes un rôle bien plus important.1 Les verbes que les grammaires traditionnelles et descriptives – calquées sur la latin – appellent auxiliaires sont dans la langue allemande les verbes les plus « puissants ». En effet, la syntaxe s’appuie toujours sur le verbe qu’il s’agit de spécifier (quand l’attribut français est un adverbe). Autrement dit, la réalité c’est l’action verbale, et l’allemand désigne la réalité du nom de Wirklichkeit, terme indiquant qu’il s’agit bien d’une action (le verbe wirken signifie « agir » au sens très général, et donne également le substantif Werk : œuvre, ouvrage). Ce n’est donc pas la res latine, laquelle se découpe dans un espace idéal de représentation. La langue exprime la manière dont on représente l’action sur la réalité ; en allemand, la syntaxe est construite à partir de l’élément de la langue qui exprime cette action, c’est-à-dire le verbe. Tout le reste de la proposition doit être compris comme spécification de cette action.
Lorsqu’on a affaire à une subordonnée, c’est-à-dire à une affirmation qui n’est ni vraie ni fausse, on peut y observer la structure syntaxique essentielle, avant tout effet d’affirmation effective ou d’interrogation. Le verbe est placé en dernière position, révélant ainsi que tous les foncteurs qui le précèdent n’en sont que des spécifications, en fonction d’un autre principe syntaxique tout à faire contraignant qui veut que le déterminant précède toujours le déterminé (c’est aussi le principe qui règle la forme des mots composées, si bien qu’il n’est pas étonnant de voir proliférer à la fin d’une phrase plusieurs formes verbales sous diverses formes). Cela implique qu’il faut penser ce que l’on veut dire avant de l’exprimer, sauf à quitter la structure contraignante de cette syntaxe, ce qui est d’ailleurs le cas en allemand courant. Dans la communication courante en effet, on observe en permanence des ruptures syntaxiques, car il n’est pas possible de se tenir constamment au niveau de cette anticipation intellectuelle de ce qui doit être dit sans pouvoir, en quelque sorte, se rattraper après coup en ajoutant d’autres spécifications qui viendraient après le verbe. Ainsi, l’idéal de la phrase allemande est-il une phrase dans laquelle toutes les spécifications possibles de l’action verbale la plus générale (être) sont réunies : c’est la système hégélien ! Toutes les spécifications possibles de l’action verbale « être » y sont convoquées et agencées en vue de cette spécification. L’esprit de système qui est ici à l’œuvre n’est pas ce que les Français désignent par là et qui recouvre, en r »alité, une rationalité taxinomique bien plus confortable que le systématique allemand, lequel est aussi bien plus violent puisqu’il force la totalité du réel à s’agencer de manière déterminante dans une dynamique régie par le verbe où toutes les catégories sont engendrées les unes par les autres. Dans la taxinomie, en revanche, les catégories sont déjà là ; elles ne sont pas déduites. Le système allemand exige, idéalement, la production des catégories, des spécifications selon une dynamique génétique et logiquement ordonnée. On comprend mieux pourquoi Heidegger fustigeait les langues latines pour leur oubli caractérisé de l’être, et tout particulièrement le français auquel il déniait la possibilité d’être une langue philosophique fiable.
On peut ici évoquer des opérateurs culturels, au sens où Quine définit des « synthétiseurs culturels » : ce sont des schèmes qui font que des univers de sens coagulent autour des mots. Et ces univers de sens, au niveau du français, sont caractérisés par une abolition de la différence ontologique qui conduit à une sorte de compacité. L’absence d’éléments de différenciation suppose une connivence de départ, car ces mots-là sont toujours échangés pour ainsi dire « à bon entendeur salut ». Dès lors, il est impossible de tester, d’éprouver leur signification ; à prendre ou à laisser, ces mots ne sont pas utilisés dans un effort de clarification philosophique, mais dans une circulation où la connivence permet de dévier le mot de sont sens le plus courant et de jouer phonétiquement sur les écarts. C’est ce qu’on appelle l’homophonie, l’homonymie, chose qui n’existe précisément pas dans la langue allemande. Les homonymes, en effet, supposent que l’on sache par avance de quoi l’on parle avant d’avoir parlé, mais surtout avant que la situation ne soit rendue plus claire. J’ai parlé plus haut de « compacité », car la langue française a été, au cours de son histoire, véritablement compactée. Cette opération de réduction renvoie donc à un processus historique lié à la monarchie absolue.
Le français du XVIIe siècle était infiniment plus riche qu’aujourd’hui. Il est très « paysan » au sens où il disait les choses avec précision, avait un mot pour chaque nuance, faisait en sorte que l’on sache exactement ce que l’on veut signifier. À la Cour, l’élitisme des courtisans consistait à donner à penser qu’ils comprenaient à demi-mot. Rien n’était jamais dit. Ainsi, peu à peu, la langue française s’est-elle rétrécie. Néanmoins et pour cette raison même, elle est devenue incomparable pour un autre exercice littéraire. Le fait que cette langue peut à tout moment être chargée de tant de sous-entendus lui confère une richesse implicite infinie qui n’existe pas en allemand. Ce processus de réduction et d’augmentation dans la langue s’éclaire si on le compare à une opération culinaire, comme lorsque l’on fait réduire du bœuf pendant de nombreuses heures dans une sauce. La cuisine française résulte exactement du même parti pris pour n’avoir plus à la fin une seule espèce de saveurs, mais plusieurs saveurs ensemble.
Tous les mots du français ont, me semble-t-il, un caractère de mets cuisiné. Un certain goût s’est attaché à ces mots par l’usage qui en a été fait, et ces mots n’ont plus la fonction qu’ils peuvent avoir dans les langues primitives. L’allemand, en ce sens, est une langue plus primitive que le français, car il désigne sans équivoque la chose. On trouve infiniment plus de verbes pour qualifier les bruits en allemand, infiniment plus d’adjectifs pour introduire des nuances, d’autant que la syntaxe, on l’a vu, est très différente. La syntaxe française est réduite à pas grand-chose, alors que la syntaxe allemande est d’une rigueur absolue. En réalité, dans la mesure où les mots du lexique sont des mots cuits, cuisinés, c’est entre connaisseurs qu’on les échange. Cela n’est pas destiné à la même opération. Comme langue, l’allemand est destiné à autre chose. C’est la raison pour laquelle on peut dire que l’allemand est une langue brutale : elle est simplement explicite. Le français est une langue allusive ; on dit « plus ou moins ». Racine utilise mille cinq cents mots au maximum, et le mot « ardeur », par exemple, recouvre une multiplicité de significations différentes. Un Allemand cultivé utilise à mon avis entre trois et quatre fois plus de mots que ceux utilisés par le français, mais il est pas bon d’être allemand pour un diplomate2 !
Je dirais que le français est une langue de connivence, quand l’allemand, par sa structure syntaxique même, et notamment le rôle éminent du verbe, confisque la possibilité de la conversation. L’épreuve de cette impossibilité se retrouve, d’une manière particulièrement amusante, dans les plaintes de Madame de Staël. Celle-ci se plaignait en effet régulièrement, lors de ses séjours en Allemagne, de ce qu’il n’y avait pas de conversation possible parce que, chez Goethe par exemple, ceux qui prenaient la parole ne la lâchaient pas avant d’avoir terminé leur phrase : « Ah que je regrette le gazouillis de mon salon, écrit-elle. On y parle tous en même temps et tout le monde s’entend. » Où l’on voit bien que, pour elle, une conversation consiste précisément à emboîter le pas à celui qui parle, à prolonger ce qu’il dit dans une sorte de connivence, souvent tout à fait amicale, mais qui ne peut exister dans la langue allemande.
Dans la forme syntaxique allemande, dérivée de l’interrogation, le verbe précède toujours le sujet, et, dans la réponse à cette interrogation, lorsqu’elle est modalisée par un foncteur interrogatif (quand, pourquoi, etc.), c’est le foncteur qui précède le verbe, tandis que le sujet occupe une autre place : à la phrase « quand peux-tu venir » ?, on répond par « demain peux je venir ». L’ordre sujet-verbe-complément de la phrase affirmative n’est en rien l’ordre de base, car c’est toujours la spécification verbale qui est prioritairement déterminante. Toute la rhétorique allemande joue sur le phénomène d’une interrogation implicite : l’affirmative où l’ont constate la présence d’une « inversion » sujet-verbe est en fait la réponse à une question qui n’a pas été exprimée. Les effets rhétoriques suggèrent qu’il s’agit de réponses à des questions. Quand Lohengrin dit « Nie sollst du mich fragen » (jamais tu ne devras m’interroger [sur mon nom]), « jamais » est placé en tête de phrase comme si cette affirmation répondait à une question implicite (« quand aurais-je le droit de te demander ton nom ?, par exemple) ; si bien que l’interlocuteur se trouve impliqué dans l’affirmation. Il y a d’innombrables affirmatives qui, par leur structure, sont des réponses à des questions qu’il est impossible de formuler : on ne peut apprécier ces affirmatives que si l’ont cherche à reconstruire le type de questions qu’on ne se serait pas posées autrement. Le récepteur se trouve alors entraîné dans une démarche intellectuelle qui est à égale distance de la certitude dogmatique et de la perplexité : dans un entre-deux que la langue elle-même aménage et qui est l’espace de la réflexivité. La plupart des grands textes mettent en œuvre ce dispositif rhétorique. Le style hymnique – celui de Hölderlin, par exemple – recourt à des interjections dont le rôle est de suggérer qu’on répond à une question implicite.
C’est ce dispositif-là qui est proprement le lieu créateur de la langue allemande, le moteur de l’innovation. La contrainte est par ailleurs si forte que la phrase idéalement achevée tend essentiellement au silence : après le verbe, il n’y a plus rien à ajouter.
Plus généralement, l’esprit qu’encourage cette langue est le principe d’action, tandis que c’est celui de spatialité qui prédomine en France. On pourrait poursuivre les conséquences de cette différence dans l’art pictural où l’opposition entre impressionnisme et expressionnisme est flagrante, ou en musique où la musique française est plus proche de la littérature, plus illustrative, alors que la musique allemande est purement formelle, purement structurée par le souci de la dynamique.
Le niveau supérieur est celui de la littérature où le génie consiste à créer, au-delà de tout l’espace contraint, une sorte de retour de l’immédiateté communicationnelle, mais sans rompre avec la syntaxe ; à produire, donc, une sorte d’immédiateté seconde, mais perdue.
18 01 16